C’est comme ça! Dogmatisme et danse historique
Avez-vous souffert de dogmatisme en danse historique? Ou êtes-vous dogmatique? Qu’êtes-vous sûr(e) de savoir sur la danse ancienne?
Dogmatisme : Attitude philosophique ou religieuse qui, se fondant sur un dogme, rejette catégoriquement le doute et la critique.
Dictionnaire Larousse en ligne
Un exemple personnel. Lors d’un bal, j’enseigne la Veleta. A la fin de la danse, un homme vient me voir et me dit, d’un air complice: « C’est n’importe quoi cette Veleta, on est bien d’accord?« . Je ne comprends pas, et lui demande ce qu’il fait différemment d’habitude. « Bah, normalement, à la fin, la musique accélère très fort, et on pivote sur place avec son partenaire » (remarque accompagnée d’un air excédé, genre « tout le monde sait cela »).
Ah. C’est-à-dire que la musique que j’utilise n’accélère pas (il venait de l’entendre). Elle finit gracieusement à la fin de la mélodie, sans appeler de « final » particulier… Et le chorégraphe, Arthur Morris, n’indique pas non plus de final. Mais, puisque ma version était différente de celle de ce monsieur (de 4 mesures exactement), elle était forcément « n’importe quoi ».
L’origine du dogmatisme
Les gens peuvent être particulièrement dogmatiques dans la danse historique. Pourtant, la discipline se base sur l’esprit critique, l’exact opposé du dogmatisme. Pourquoi observe-t-on ce phénomène ?
La critique historique est contraire à la tournure normale de l’intelligence humaine : la tendance spontanée de l’homme est de croire ce qu’on lui dit.
Charles Seignobos, La Méthode historique appliquée aux sciences sociales, Alcan, Paris, 1901.
D’après Seignobos, l’être humain tend à croire ce qu’on lui dit, et à y croire dur comme fer. Cela se vérifie dans tous les domaines, y compris le nôtre.
Beaucoup de danseurs se cantonnent à ce qu’ils ont appris en cours. La version qu’ils connaissent est la seule version valable. Ils réagissent violemment à toute version un tant soit peu différente.
Certains dogmes sont indéboulonnables. Notamment à cause du cinéma. Deuxième anecdote:
Le dogmatisme et le biais de confirmation
Je donne une conférence sur la danse à l’époque de Jane Austen. Une heure à expliquer que les danses vues dans les films ne sont pas d’époque, que Austen n’a jamais dansé Mr Beveridge’s Maggot, ni aucune danse du Dancing Master. Le tout sur base de sources authentiques, avec des exemples circonstanciés.
Malgré tout, à la fin de la causerie, un auditeur m’interpelle : « D’accord, ils dansaient la Boulangère, mais ils dansaient aussi Mr Beveridge’s Maggot n’est-ce pas ? ». Une envie de l’étriper m’est passée par la tête.
Dans ce cas, un biais de confirmation vient aggraver la situation.
Biais de confirmation : Il se caractérise par la propension à privilégier les informations qui confortent nos opinions et à rejeter celles qui les contredisent, voire à ne pas en tenir compte.
Zoé St-Onge et Serge larivée, « C’est confirmé, point barre! le biais de confirmation au quotidien », dans Revue internationale de communication et de socialisation, vol. 5, n°2, 2018.
Heureusement, j’ai vu les autres auditeurs lancer des regards noirs au malheureux. Tout espoir n’est pas perdu de faire connaître la vérité sur cette danse, les amis !
Tout le monde a des tendances au dogmatisme, et une propension au biais de confirmation. Vous, moi, les chercheurs reconnus internationalement, les amateurs débutants. Le but de mon article n’est pas de stigmatiser un groupe ou l’autre, mais bien de vous alerter sur les dangers du dogmatisme.
Le danger du dogmatisme
Ce dogmatisme en danse historique m’inquiète.
Déjà, parce qu’il est contraire à la méthode historique. C’est en cherchant et en analysant toujours plus de sources que l’on peut reconstituer les faits le plus fidèlement possible. Les chercheurs gagnent à se remettre en question (tant eux-mêmes que les collègues). C’est comme cela que leur compréhension de la danse devient plus précise et plus profonde.
Et surtout, cette psychorigidité est dangereuse parce que cela crée des fractures dans notre petite communauté. Les gens se crient dessus, clamant à qui mieux mieux qu’ils savent ce qui est « vrai », sans apporter d’argument ou écouter ceux de leurs « adversaires ».
Chers pratiquants de la danse historique, nous avons plus à gagner à discuter et échanger plutôt que de perdre notre temps dans des querelles stériles. Nous ne sommes pas assez nombreux pour nous diviser en sous-groupes qui se dédaignent les uns les autres.
Pourquoi il n’y a pas de vérité absolue / dogme en danse historique ou l’origine des différentes versions.
Plusieurs “vérités” peuvent coexister à une époque donnée. Selon le lieu, le milieu social, le type d’occasion (privé, public, protocolaire, secret…), etc. les répertoires, les styles, les pas sont différents. Certaines danses connaissent dès leur naissance (ou presque) plusieurs versions (ex. : La Tempête).
De plus, la recherche évolue sans cesse, au fil des découvertes et des relectures de sources. Si bien qu’un chercheur peut changer d’avis au cours de sa carrière. Voyez comment Cécile Laye a décidé de changer, du jour au lendemain, son pied de départ dans les danses à figures anglaises.
Sans entrer dans les détails anatomiques de la danse, je vais vous donner quelques considérations sur l’origine des différences entre les reconstructions. En effet, c’est du processus de reconstruction, de remontage que naissent les différentes versions.
Souvenez-vous qu’une reconstruction n’est jamais que ça : une hypothèse, basée sur des sources historiques.
Des sources qui prêtent à interprétation
Des sources multiples
Parfois, le chercheur a la chance de trouver plusieurs sources pour une danse. Avec de la persévérance, il arrive à accorder ces sources. Elles s’éclairent alors mutuellement et permettent une reconstruction qui satisfait toutes les sources.
D’autres fois, les sources se contredisent de manière frontale. Impossible de les concilier. J’en ai fait l’éprouvante expérience avec l’Aéronette. Il faut alors faire des choix : suivre l’une ou l’autre source, ou même proposer une solution entre deux.
Des sources ambigües
Un problème identique se pose lorsqu’une source unique se contredit elle-même. Oui, cela arrive, et plus souvent qu’on ne le croit. Par exemple, Step Stately, du Dancing Master, alimente depuis longtemps les discussions des chercheurs et reconstructeurs. Ces discussions sont aussi alimentées par l’ambiguïté et l’imprécision du texte de la source.
Voici par exemple le début de Prenes a gard de tribus, issue du manuscrit Gresley :
After the end of the trace the first man lepe the second lepe the III thred torne
Après la fin de la trace, le 1er homme saute le 2ème homme saute le 3ème tourne enroulé
Cité dans Ann & Paul Kent, Cherwell thy wyne. Dances of the fifteenth-century England from the Gresley manuscript, DHDS, 2013 – Traduction Sandra Stevens.
Cette courte phrase amènera le chercheur à se poser des dizaines de questions (au moins) :
- Qu’est-ce qu’une « trace » ?
- Comment sont disposés les trois danseurs (ligne, cercle…) ?
- Comment sont orientés ces danseurs (l’un derrière l’autre, face à la présence…) ?
- Pourquoi trois hommes ? Où sont les femmes ? Etc.
- Des questions à n’en plus finir!
Des choix doivent être posés dès que les sources ne permettent pas d’être sûr(e) du mouvement à effectuer. Tous ces choix, posés par le reconstructeur, donnent naissance à des versions parfois très différentes. Toutes ces versions sont valides tant qu’elles respectent le texte ou s’appuient sur des arguments solides. Plus le texte est vague, plus les propositions valides se multiplient.
En conclusion, je citerai encore Charles Seignobos:
L’historien est dans la position d’un physicien qui ne connaîtrait les faits que par le compte rendu d’un garçon de laboratoire ignorant et peut-être menteur.
Charles Seignobos, La Méthode historique appliquée aux sciences sociales, Alcan, Paris, 1901.
Et cela implique forcément, comme le dit si bien Bernadette Banner, historienne du costume :
There is no such thing as historical accuracy.
L’exactitude historique, ça n’existe pas.
Bernadette Banner, dans littéralement toutes ses vidéos.
L’importance des sources
Quand je parle de source, je parle bien de documents d’époque. « On a toujours fait comme ça » et « Mon prof a dit que » (pour ne citer que les plus populaires) ne sont pas des sources valables pour la recherche historique.
Votre professeur fait des choix lui aussi, même s’il ne reconstitue pas directement la danse. Ces choix assurent par exemple la cohérence du groupe lors de vos spectacles. Cela n’en fait pas des vérités absolues.
Il s’agit de bien faire la distinction entre les choix posés lors de la reconstruction, et ce que dit le texte. Et garder l’esprit ouvert, accueillir les différentes versions comme autant de richesses.
Comprenez-moi bien: j’ai appris à danser sans trop me poser de question. Et, comme vous peut-être, je suis tombée plusieurs fois de haut. C’est douloureux de se rendre compte que ce que l’on danse ne ressemble pas du tout à ce que l’on lit dans les sources. Mais c’est le chemin vers une pratique plus authentique.
D’où vient cette tendance au dogmatisme ? Et comment le combattre ?
Selon Seignobos, que je citais en introduction, le dogmatisme est inhérent à la nature humaine. Est-ce vraiment le cas ?
Il semble que l’enseignement – la façon d’enseigner – ait sa part de responsabilité.
La chercheuse Ellen Langer a mené une étude pendant plus de 25 ans sur la façon d’enseigner. Elle a démontré que les élèves à qui l’on présente les faits comme des vérités absolues, tendent à utiliser le matériel sans réfléchir. Cela les mène à prendre des décisions mauvaises, inappropriées ou limitées.
Au contraire, les élèves à qui l’on présente les faits de manière conditionnelle (« c’est peut-être ainsi, mais c’est peut-être autrement ») vont utiliser l’information de manière plus réfléchie, plus effective et plus créative. Ils vont même mieux apprécier cette information.
Un exemple d’enseignement conditionnel
Elève : « De quel pied on part ? » Professeur dogmatique « Le droit, toujours le droit, c’est comme ça et pas autrement » Professeur conditionnel n°1 « La source ne dit rien sur le pied de départ. Fais comme tu veux » Professeur conditionnel n°2 « L’auteur ne nous donne pas cette information. Par analogie avec les autres danses européennes de la fin du 16ème siècle, je préfère que l’on parte du pied gauche » Professeur conditionnel n°3 « Dans le texte, on ne dit rien. J’ai décidé que tout le monde partira du pied droit, ce sera plus présentable en spectacle que tout le monde parte du même pied »
Les élèves du professeur dogmatique ont plus de chance d’être persuadés qu’ils détiennent une vérité absolue. Ils pourraient donc rejeter assez violemment les versions des autres professeurs. Alors que les élèves des professeurs conditionnels réalisent qu’il n’y a pas de réponse définitive à cette question du pied de départ.
Les professeurs et enseignants de danse historique sont donc en place de choix pour lutter contre ce dogmatisme endémique dans le domaine de la danse historique.
Bien sûr, il est plus simple de dire « c’est comme ça et pas autrement ». Pourtant, les élèves gagnent en maturité quand le professeur prend le temps d’expliquer les choix qu’il a posé et la philosophie de la reconstruction.
Conclusion : comment lutter contre le dogmatisme ?
Danseurs, vous aussi vous pouvez lutter contre le dogmatisme. Celui des autres et le vôtre (et même le mien).
Vous voyez une version d’une danse différente de celle que vous connaissez ? Soyez curieux, curieuse ! Osez demander d’où vient cette danse, qui l’a enseignée ou reconstruite de cette façon. Remontez le fil comme Sherlock Holmes suit une piste, et trouvez la source !
Osez vous remettre en question, et remettre en question ce que vous croyez savoir. Oui, même les danses que vous pratiquez depuis toujours peuvent révéler des surprises !
2 commentaires
Yves Schairsée
Excellent Sandra ! Qu’est-ce que ça m’éneeeeeeeerve les gens qui croient dur comme fer qu’ils détiennent la vérité absolue en danse !
gilles laupretre
Encore un article que j’aime beaucoup. personnellement dans beaucoup de stages je glisse une petite pique « ne croyez rien de ce que je vous raconte, et pour au moins deux raisons: il y a beaucoup de choses que je (que l’on) ne sais pas, et deuxièmement, en une demi journée je n’ai pas le temps de vous donner toutes les nuances et les contres exemples à ce que je vous enseigne, je suis obligé de faire des choix dogmatiques et péremptoires pour avancer » ça faire un peu rire, et j’espère que cela fait (un peu) réfléchir.