Tous les bals se ressemblent. Partout où l’on danse, il y a de jolies femmes et des femmes qui croient l’être. – Des hommes d’esprits et des sots. – Des coquins et d’honnêtes gens. – Des riches et des pauvres. – Plus de pauvres, de coquins et de sots, que de riches, d’hommes d’esprit et d’honnêtes gens. Mais partout, ce sont les mêmes ridicules qui s’épanouissent, les mêmes intérêts qui se coudoient, les mêmes ambitions qui se heurtent et les mêmes passions qui s’agitent
Charles Narrey, Ce que l’on dit pendant une contredanse. Scènes de la vie humaine, E. Dentu, Paris, 1863, p.2.
Qu’est-ce que l’expérience du bal ? Qu’ont en commun les bals de cour, de bourgeois, d’ouvrier ? Quels sentiments naissent dans le cœur des participants d’un bal, quel qu’il soit ?
C’est la question à laquelle Charles Narrey se propose de répondre, tout en humour et en dérision, dans son ouvrage : Ce que l’on dit pendant une contredanse. Il y soutient cette thèse: tous les bals se ressemblent
Le petit volume n’a aucune prétention que de faire sourire tout un chacun, en brossant à gros traits des scènes que tout le monde a déjà vécues… Au milieu du 19ème siècle, en tout cas.
Au-delà des échanges cocasses et de l’écriture acide de Narrey, je dégagerai quelques thèmes et observations. Cela nous permettra de comprendre mieux l’essence, l’utilité d’un bal en 1862. Mais d’abord, un mot sur l’auteur.
Charles Narrey et son œuvre
Charles Narrey est né le 10 août 1818 à Bergues, dans le Nord. La BNF indique 1825, mais elle est bien la seule, et cette date ne correspond pas aux documents des Archives Nationales.
Il est l’auteur de nombreuses pièces de théâtre (trois rien qu’en 1847 !). Il écrit en particulier pour le théâtre de l’Odéon à Paris. Narrey écrit aussi plusieurs romans, pour beaucoup tombés dans l’oubli aujourd’hui.
Mais Charles Narrey a connu un beau succès de son vivant. Il est nommé chevalier de l’ordre de Saint-Sylvestre par le Vatican le 16 juin 1865, et chevalier de la légion d’honneur le 9 août 1870. On conserve de lui une photographie des ateliers Nadar, et une caricature par Nadar lui-même.
Il décède à Paris le 26 novembre 1892.
C’est à l’âge de 44 ans, déjà auréolé de plusieurs beaux succès, que Charles publie Ce que l’on dit pendant une contredanse. Plusieurs bonnes critiques paraissent, et des extraits du livre sont publiées dans les journaux Jean Diable et Le Courrier de la Moselle
Le Charivari, 11 mai 1863, écrit : « Au moment où les salons ferment, M. Charles Narrey a eu la singulière fantaisie de faire paraître un Petit livre très spirituel, Ce que l’on dit pendant une contredanse. Le lecteur y trouvera un souvenir des douces causeries et des dialogues grotesques de l’hiver. L’auteur du Quatrième larron nous est revenu avec sa bonne humeur et sa verve comique. Ce charmant petit volume est orné de beaucoup de dessins sur bois de notre collaborateur Darjou »
Note: Toutes les illustrations de cet article sont issues du livre de Narrey (sauf mention contraire). Elles sont signées Henri-Alfred Darjou (1832-1874).
Structure
Le charmant petit volume en question commence par une introduction pleine d’humour corrosif. Narrey pose le décor : un bal chez M. Dutillet tout court, mais… « nous pourrions être chez M. du Tillet de… du… ou de la… ou même chez M. le marquis du Tillet ! ». Car la thèse de Narrey est simple : tous les bals se ressemble, … n’en déplaise au vicomte de Launay. Peu importe le lieu, le milieu social ou la décoration.
La suite du volume ressemble à une pièce de théâtre en 5 actes. Leurs nom: PANTALON – ÉTÉ – POULE – PASTOURELLE – GALOP ou FINAL, comme les figures du quadrille français. On suit huit couples de danseurs, soit huit « histoires », parfois résumées à un running gag. Ainsi, le dialogue du deuxième couple se résume à des variations de cet échange :
Le collégien : Il fait chaud, n’est-ce pas, mademoiselle ?
La pensionnaire : Oh ! oui, monsieur, très-chaud !
A la fin de chaque acte, Narrey donne la parole au chœur, dans la galerie (celles et ceux qui ne dansent pas). Si la forme est celle d’une pièce de théâtre, le texte ne semble pourtant pas destiné à être joué sur scène.
Les thèmes
Je ne vais pas vous lister les intrigues et anecdotes du livre – si cela vous intéresse, je vous invite à la lire sur le site de Gallica. Je vous éclaire sur l’aspect qui nous intéresse le plus ici : la danse.
Les danseuses
Narrey passe rapidement sur la fierté et la nostalgie du « Chœur de mamans ». Chacune trouve que sa fille est la plus belle et la meilleure des danseuses.
A quatre heures du matin, « Le mari d’une jolie femme » trépigne d’impatience de pouvoir rentrer chez lui. Il travaille le lendemain (enfin, le jour-même), mais son épouse a encore des engagements. Il est donc condamné à rester au bal plus tard que de raison.
Toutes les femmes mariées n’ont pas la chance d’être autant invitées. Une « dame de 45 ans, qui n’en paraît pas plus de 53 » se plaint de faire tapisserie. L’auteur nous rappelle ici que la danse, au XIXème siècle, c’est un truc de jeunes !
Mais les jeunes ne sont pas toujours invitées non plus. Dans un paragraphe amusant, Narrey oppose « les demoiselles qui ne dansent pas » et « les demoiselles qui dansent ». Drapées dans leur fierté, les premières se réjouissent de ne pas danser avec ces cavaliers communs et laids. En plus l’ambiance n’est pas amusante. Les secondes, au contraire, se réjouissent de la fête, des danseurs, de la musique, de l’ambiance.
Je vous ai beaucoup parlé des danseuses, mais qu’en est-il des danseurs ?
Les danseurs
Il semble qu’à l’époque (comme aujourd’hui), il était difficile d’attirer les hommes sur la piste de danse. Les maris et les garçons à marier préféraient jouer aux cartes, boire ou discuter. Si bien que les organisateurs de bal invitaient de jeunes hommes spécifiquement pour qu’ils dansent.
Ce qui nous vaut cette réplique fantastique de M. Dutillet, maître de maison :
Comment ! M. Anatole se met à la bouillotte ? c’est un abus de confiance. Je n’ai invité que ses jambes.
Il semble que les dames avaient un réseau de danseurs à inviter spécialement. Ainsi, Mme Dutillet, à qui une dame demande de lui prêter quelques-uns de des danseurs, répond :
« Volontiers, chère madame ; voici la liste complète de mes jeunes gens ; elle est divisée en trois classes :
1° Les intrépides ;
2° Ceux qui faiblissent vers deux heures du matin ;
3° Ceux qui ne dansent plus. »
Enfin, toujours à propos des danseurs, un jeune homme débarque au bal Dutillet sans invitation. Il a quitté le bal du 3ème étage, où il s’ennuyait (rendez-vous compte, toutes les femmes y sont honnêtes, quel ennui!). Craint-il d’être mis à la porte par le maître des lieux ? Pas du tout !
« Je suis sûr que si le maître de maison me connaissait, il m’inviterait. D’ailleurs, on ne demande jamais à un jeune homme qui il est, s’il danse ».
Le bal, où les mariages se font…
Un bal, ce n’est pas que de la danse, loin de là ! C’est aussi l’endroit où les unions se recherchent et se forment.
Ainsi, l’histoire du couple n°8 ressemble à une relecture d’Orgueil et Préjugés. « Un jeune homme comme il n’y en a guère et une jeune fille comme il y en a peu » sont promis l’un à l’autre. Il la croit coquette, elle le juge calculateur. Il décide de la dégoûter en étant désagréable… elle en fait de même !
Ils sont d’accord pour rejeter cette union. Seulement, aucun ne veut annoncer la nouvelle à ses parents, et prendre la responsabilité du refus. Ils jouent donc à pile ou face : elle devra le refuser. Puisqu’il n’y a plus d’enjeux, ils discutent à bâtons rompus et découvrent qu’ils ont la même conception du mariage (d’amour), et des intérêts communs. Finalement, personne ne refuse personne et le mariage est accepté par les principaux concernés.
Narrey critique assez durement les mariages arrangés. Il évoque « une dame du meilleur monde qui a été très malheureuse en ménage. Elle fait des mariages par vengeance, sans rétribution et sans garantie du gouvernement ». Elle propose un véritable catalogue des célibataires, fortunés ou pas !
L’auteur n’est pas plus tendre avec les jeunes gens à marier : les jeunes filles réclament en chœur un mari riche. Et « de jeunes gens qui ont des charges à payer » parte à la chasse à la dot, avec ces mots :
Tayau ! Tayau ! Tayau ! Il y a ici des dots ; mettons-nous en chasse !
Vous aurez remarqué que le mariage est autant une histoire d’amour que d’argent.
… Et se défont
Si le bal fait miroiter des espoirs de mariage, il est aussi source de tentation pour les gens mariés.
Dans la section « Galerie », à chaque acte nous retrouvons « un tyran domestique et une victime comme il y en a beaucoup ». Le mari veut rentrer tôt, et interdit à son épouse de danser avec M. Cléobul. A chaque fois, l’épouse trouve un prétexte pour éloigner son mari et danser avec le fameux Cléobul. Et le stratagème fonctionne toute la nuit, jusqu’au cotillon à quatre heures du matin. A se demander qui est le tyran et qui est la victime.
On retrouve aussi le couple n°6, « un pastel du temps de Latour et un Don Juan myope et loquace ». Maurice Quentin Delatour (1704-1788) donna ses lettres de noblesse au portrait et au pastel au XVIIIème siècle. C’est dire si la dame est âgée. Cela n’empêche pas le Don Juan de lui faire une cour assidue. Elle est mariée ? Peu importe ! Ce n’est qu’à la fin de la pièce, que, retrouvant son lorgnon, il réalise qu’il ne courtise pas celle qu’il croit.
L’ambition professionnelle
Les bals servent aussi de tremplin professionnel, et ce, pour toutes les professions.
Un employé y danse avec la femme de son patron, une vraie corvée, en espérant que cela compte pour son avancement.
Des artiste (peintre, auteur, compositeur) sont à la chasse à la commande. Le peintre fait la cour à la cousine du ministre, uniquement dans l’espoir d’obtenir une commande. Un courtier répand d’inquiétantes rumeurs afin de récupérer des courtages. Un avocat pousse une dame à l’infidélité, pour récupérer une affaire de divorce.
Bref, les bals sont le théâtre de toutes les ambitions.
L’argent
Deux personnages n’ont que l’argent en tête.
Le premier est le danseur du couple n°1, qualifié d’ « apprenti millionnaire ». Il établit le compte précis de ce que le bal a coûté aux Dutillet. Il estime même le prix des bougies, des bris de verre, et des toilettes de Mme et Melle Dutillet. Le danseur conclut à un total de 3854 francs et 26 centimes.
Croyez-vous que M. Dutillet se soit amusé pour 3854 fr. et 26c. ?
Le cavalier du couple n°3 pense lui aussi à l’argent… que les bals lui coûtent. Il veut manger, pour compenser les frais qu’il a engagé pour acheter des gants et prendre une voiture. Avare mais affamé aussi, il décrète qu’il va se rendre au café pour manger un morceau, et reviendra au bal à 3 heures quand le souper sera servi.
En pratique : le lieu et les domestiques
Narrey ne s’arrête pas aux conversations des convives. Il s’intéresse aussi aux sentiments des « autres » : voisins, domestiques, orchestre, et même les objets ! C’est l’occasion de se pencher sur des aspects des bals du second empire dont on parle généralement moins.
Les meubles, d’abord. Pensez-vous que les Dutillet habitent un palace, avec une large salle de bal qui peut accueillir les huit couples de danseurs, l’orchestre, la galerie, les rafraichissements ? Hé bien, non. Figurez-vous qu’ils habitent en appartement.
Les domestiques ont démonté et rangé les lits. Ils ont déplacé les fauteuils et les canapés dans leurs quartiers. Des « banquettes de M. Godillot » les remplacent. Godillot, comme les chaussures ? Oui. Alexis Godillot (1816-1893), le créateur des chaussures militaires françaises (les « godasses ») louait également des meubles pour les fêtes.
Ainsi, c’est tout l’appartement qui est libéré pour accueillir les participants au bal. L’espace, un problème moins vital dans les bals publics, comme au Théâtre de la Monnaie.
Ces fêtes en appartement génèrent, comme vous l’imaginez, des désagréments pour les voisins. Au rez-de-chaussée, le boutiquier se plaint du bruit… et aussi de ne pas avoir été invité !
Les domestiques aussi se plaignent. Les maîtres s’amusent pendant qu’ils se morfondent et font le service :
Ah ! si nous étions les maîtres ! … nous ferions absolument comme eux !
Saluons le dévouement des domestiques, en particulier celui, qui, à la fin de l’acte 2 (l’été), s’inquiète de l’équilibre des goûts dans le punch :
Je crois qu’il y a trop… ou pas assez de citron dans ce punch… il me tarde d’être arrivé au fond du couloir noir qui mène à la cuisine pour le goûter.
En pratique : manger, se chauffer, s’éclairer
A propos de boire, que pouvait-on espérer boire et manger pendant les bals ?
Outre le souper (à 3 heures), des rafraichissements sont servis pendant l’événement. Narrey mentionne des glaces, du punch sucré et de l’orgeat, boisson à base de lait d’amande allongé à l’eau.
Avec tout ça, l’heure avance… L’auteur nous dresse un tableau très vivant de la fin des bals. Imaginez…
Le feu s’éteint peu à peu. La grippe, l’angine et la fluxion de poitrine attendent leur heure dans les fenêtres et les portes entr’ouvertes. C’est sûr, demain, les jeunes filles auront pris froid.
Les lampes à gaz filent, faute de carburant. Les bougies des lustres coulent allègrement sur les invités, tachant les vêtements et rougissant les épaules dénudées.
Enfin, un mot sur le maître de maison. Il est à l’eau et au moulin, adressant à chacun une salutation ou un compliment creux. Ainsi, il qualifie trois danseuses différentes de « reine du bal ». Occupé comme il est, il écoute à peine les réponses, ce qui amène cet échange surréaliste :
Le maître de la maison : Comment se porte votre mari ?
La dame […] : Il est mort, il y a dix-huit mois.
Le maître de la maison, préoccupé : Espérons que ce ne sera rien.
Conclusion : un bal typique sous le second empire
Charles Narrey nous propose de vivre un bal comme si on y était. Avec ses personnages hauts en couleurs et ses dialogues ciselés, c’est un plaisir de lire.
Son ouvrage a tout son intérêt pour les reconstitueurs du second empire. En effet, il nous fait réfléchir à des aspects des bals que l’on a tendance à oublier. Par exemple, l’espace réduit dans les bals privés. Mais aussi le rôle social, matrimonial, professionnel, économique du bal.
Personnellement, je n’avais jamais pensé au fait que les bougies dégoulinaient sur les danseurs en fin de soirée.
Et vous qu’avez-vous appris sur le bal dans cet article ? Qu’auriez-vous aimé découvrir ? Vous êtes-vous reconnu dans l’un ou l’autre des personnages ?
Racontez-moi tout dans les commentaires !
5 commentaires sur “« Ce que l’on dit pendant une contredanse » – Les bals privés sous le second Empire”
Oups!Bals et moeurs au XIXème siècle.
Bonjour Sandra, magnifique article.
Nous avons institué, pour notre bal annuel (Artécole Pour tous), un moment de lecture théâtralisée, concernant des descriptions de bal et moeurs au XXIème, depuis quelques années. Votre article me permettrait d’en créer une pour notre prochain bal(les 21 et 22 février 2025), si vous permettez que je m’en inspire, et de citer votre nom. Encore bravo pour toutes vos recherches. Amicalement. Jacqueline BELLEINGUER
J
Bonjour Jacqueline,
Je serai ravie de savoir que mon travail est utile! Tant que mon nom (et si possible le blog) est cité, aucun problème.
Merci pour ce superbe article, si complet et agréable à lire. Je reste un peu étonnée du titre: parvient on réellement à parler tout en dansant (oui, dans les films…). Personnellement, quand je danse des danses chorégraphiées, je suis très concentrée sur l’enchainement des mouvements, ne rien rater, ne pas gêner les autres couples etc…et serais bien incapable d’aligner trois mots de conversation. Il est vrai que les bals étaient sûrement beaucoup plus fréquents et généraient une plus grande habitude! Encore bravo, recevoir ces articles me fait toujours plaisir en me replongeant dans une autre époque!
Bonjour,
Merci pour votre chouette commentaire!
La contredanse laisse souvent des moments de repos où l’on peu glisser quelques mots à son partenaire. Aussi, les figures de quadrille étaient bien maîtrisées par tous, et pour cause! On pouvait facilement danser cinq ou six fois le même quadrille français sur la soirée.