Les bals du Théâtre de la Monnaie au 19e siècle
Que dansait-on à Bruxelles au début des années 1840 ? Quel était le hit-parade ? Qui étaient les compositeurs en vogue ? Quel étaient les arguments de vente sur les affiches de bal ? Autant de questions auxquelles de tenterai de répondre, en analysant le cas du bal de la Monnaie.
Le théâtre royal de la Monnaie, ses bals, ses programmes
J’ai déjà présenté brièvement le théâtre de la Monnaie dans un précédent article.
En 1700, on construit un premier théâtre, sur l’emplacement de l’Hôtel d’Ostrevent. Cet hôtel abritait auparavant un atelier de frappe de monnaie. C’est pourquoi le théâtre hérita de son surnom : « la Monnaie ».
Avance rapide jusqu’au début des années 1800, lorsque Napoléon 1er constate la vétusté de l’édifice. Il suggère de construire un nouveau théâtre derrière l’ancien. Ce second théâtre est inauguré en 1819.
En 1855, un incendie ravage le bâtiment. L’architecte Joseph Poelaert le reconstruit à l’identique. C’est ce 3e théâtre que l’on peut encore voir de nos jours sur la place de la Monnaie, au centre de Bruxelles.
Des bals au théâtre ?
L’analyse des programmes du Théâtre royal de la Monnaie nous apprend que l’institution organise régulièrement des bals depuis au moins 1813. Il est possible que cette tradition soit plus ancienne encore.
Les programmes du théâtre
Avant de commencer l’analyse statistique des programmes de bals, un mot ou deux sur le corpus de sources.
BelgicaPeriodicals, le catalogue des périodiques numérisés de la KBR, conserve les programmes du théâtre royal de la Monnaie entre 1813 et 1846.
Ce corpus est incomplet. Par exemple, en 1816, on trouve mention d’un premier bal le 25 février et le troisième bal le 3 mars. Aucune affiche conservée ne mentionne le deuxième bal de l’année 1816. Le deuxième bal a dû avoir lieu le 27 février, pour Mardi Gras.
Les bals du Théâtre ne bénéficient pas toujours d’un programme dédié. Certains sont simplement mentionnés en fin de programme, après la distribution de la pièce du jour, et entre les différentes annonces des spectacles à venir. Ceci est surtout vrai au début de la période, entre 1816 et 1830 environ. Ces documents contiennent trop peu d’informations pour réaliser une analyse du répertoire dansé de l’époque.
Peu à peu, les annonces des bals vont s’étoffer. On y mentionne de plus en plus d’informations pratiques (accès pour les voitures à cheval, organisation d’un vestiaire…). On y fait même de la publicité pour le « magasin d’habits et de masques » du costumier du théâtre.
Mais c’est à partir de 1841 que les programmes de bals deviennent les plus intéressants pour l’historien de la danse. On commence à y faire figurer les noms des compositeurs dont les œuvres animeront le bal. Et très vite, le nom des danses et des mélodies qui feront taper du pied les danseurs.
Cet article se composera donc de deux grandes parties. La première étudiera l’organisation pratique du bal, sur l’ensemble de la période 1813-1846. La seconde analysera en en détail le répertoire, l’orchestre, les titres à succès… bref, tout ce qui touche à la danse.
Le nom de l’événement
Mais pour commencer, qu’organise-t-on pour le Mardi Gras au Théâtre Royal de la Monnaie ?
Au fil des années, l’événement est qualifié différemment. Deux appellations regroupent la grande majorité des annonces.
Première version
La première est « Grand bal masqué et non masqué ». On retrouve cette formule entre 1813 et 1839. Une fois, on trouve « Bal de nuit, masqué et non masqué » (18 février 1819). Il existe plusieurs variantes, moins courantes mais bel et bien attestées : « Grand bal paré et masqué » (7 bals) et sa variation proche « Grand bal masqué et paré » (3 bals). Par deux fois, le programme annonce « Grand bal paré et non masqué », et une fois « Grand bal masqué » (21 février 1819).
On trouve des « bals masqués et non masqués » régulièrement à l’époque : notamment plusieurs fois au Théâtre de Gand pendant l’année 1817-1818, ou dans le Moniteur universel de 1812 (Paris).
Seconde version
En 1840, aucune annonce ou programme de bal n’a été conservé. Or cette année marque clairement la césure entre le « Grand bal masqué et non masqué » et la nouvelle formule « Grande fête de nuit, bal paré, masqué et travesti ». Cette dernière est omniprésente entre 1841 et 1846 (fin du corpus).
La nouvelle formule connaît plusieurs variantes : « Grand bal » (2 occurrences), « Grand bal paré, masqué et travesti » , « Grande fête de nuit » (1 occurrence chacune).
Cette formule n’est pas spécifique à Bruxelles, on la retrouve encore au théâtre de Gand, le 17 février 1850… Et même beaucoup plus tard à Paris, sur une affiche de Jules Chéret de 1872.
L’évolution de la dénomination du bal reflète l’esprit du temps. Sans doute les nouveautés proposées par un théâtre essaimaient-elles de proche en proche.
Notons deux bals spécifiques, qui ont lieu en juillet, c’est-à-dire hors des périodes de Carnaval et du Nouvel An : le 23 juillet 1820 et le 20 juillet 1834 : on y annonce juste un « Grand bal ».
Evolution des annonces de bal
J’ai choisi d’étudier ce corpus en tant que série. Cette étude révèle des évolutions importantes en seulement 33 ans. Les différents « arguments de vente » des affiches m’ont particulièrement frappée.
1813-1818 : Les entrefilets
De 1813 à 1818, les annonces de bal sont sommaires. Ce sont de simples entrefilets entre les titres et la distribution des opéras. On y trouve la date et parfois l’heure de début, 23 heures ou minuit.
Il y a bal jusqu’à trois fois par an : à Mardi Gras, le dimanche précédent et le dimanche suivant cette fête. Il n’y a pas systématiquement 3 bals par an : pour 1815 par exemple, le corpus est complet pour cette semaine, et on ne trouve que deux bals, les deux dimanches. Le programme du mardi 7 février 1815 n’annonce quant à lui aucun bal.
Notons enfin pour cette période le bal du 18 février 1816, le premier à nous donner quelques détails. Le bal fut « orné d’une Bacchanale, ou Fête Bachique divertissement-pantomime à Spectacle, imité d’un tableau du célèbre Rubens ». Rubens a peint de nombreuses fois Bacchus et ses festivités. J’ignore de quel tableau il s’agit précisément, probablement l’une des toiles bacchiques conservées à Anvers.
1819-1824 : Costumes et vestiaire
1819 est une année-pivot : l’administration du Théâtre organise deux bals à souscription au Théâtre Royal du Parc. Le Parc, tout juste acquis par la Ville de Bruxelles, aura pendant longtemps la même direction que la Monnaie.
Le prix est de 7 francs pour les deux bals. Les bals tombent les jeudis 11 et 18 février. On se rappellera que la Monnaie subit de lourds travaux en 1819. Je pense qu’il s’agit, dans l’esprit des administrateurs, de renflouer les caisses. Dans tous les cas, ces bals sont déconnectés du Carnaval, qui ne tombe que la semaine suivante.
Le bal du 18 février 1819 bénéficie pour la première fois d’une affiche entièrement dédiée. On y annonce :
- L’heure de début du bal ;
- Le prix d’entrée : 4 francs ;
- La présence d’un « bureau de confiance, pour y déposer les cannes, épées, etc. » : bref, un vestiaire ou une consigne ;
- L’adresse du magasin de costumes du costumier de la Monnaie, M. Dedecker.
Des détails complémentaires
Jusqu’en 1824, les affiches de bal présentent les mêmes éléments, auxquels s’ajoutent parfois :
- La mention de l’éclairage de la salle : « Le théâtre et la salle seront parfaitement éclairés ». Cette remarque répond sans doute à un souci de moralité : une salle bien éclairée décourage les mains baladeuses et la promiscuité ;
- La décoration : « Le théâtre sera orné d’un Décors entièrement neuf, et analogue aux peintures et ornemens (sic) de la Salle ». Le fait que la salle soit bien éclairée permet de mieux apprécier le décor.
- L’accès au théâtre pour les calèches : cette information se trouve sur les programmes de 1820 et faitsans doute écho aux travaux de reconstruction du théâtre ;
- Le prix de location des loges : on paie soit par loge (entre 3.5 et 4.5 francs), soit par personne 0.5 francs.
Le prix du bal, de 3 francs en 1819, passe à 3.5 francs l’année suivante, pour revenir à 3 francs aussitôt. Les abonnés et spectateurs du jour bénéficient d’un tarif réduit : 1.5 francs.
A noter l’organisation exceptionnelle d’un « grand bal » en été, le 23 juillet 1820, « Pour faire jouir les étrangers qui se trouvent à Bruxelles de la salle de bal de spectacle ». Il ne s’agit pas d’un bal costumé.
Enfin, on en apprend plus sur l’organisation de l’espace de danse grâce aux programmes des 4 et 11 mars 1821. « Le parterre sera élevé au niveau du Théâtre ». Il faut comprendre qu’un parquet sera monté sur des tréteaux, au-dessus des fauteuils du parterre. Celui-ci forme alors une piste de danse continue depuis l’entrée du public jusqu’au fond de scène.
1825-1835 : Retour aux entrefilets
Durant dix ans, à nouveau, seuls des entrefilets annoncent les bals de la Monnaie. On ne peut en tirer que peu d’information. Les bals de cette période débutent entre 22h30 et minuit et quart.
Une seule affiche, pour le bal du 3 mars 1828, indique des prix. 1.5 franc l’entrée – la moitié du prix annoncé précédemment. On peut toujours jouer une loge, pour 25 centimes par personne. A nouveau, la moitié du prix annoncé précédemment.
Doit-on comprendre que le bal de la Monnaie a perdu de son succès ?
Cette période se clôture sur un autre bal d’été non costumé, le 20 juillet 1834. A la veille de la fête nationale belge, le théâtre organise une soirée spéciale. Ce « panorama dramatique » comprend « Manneken-Pis ou la folie à Bruxelles », « La naissance d’Arlequin », la « Brabançonne » et ce fameux bal.
Détail amusant, l’Administration indique avoir pris de nouvelles mesures pour que « la Salle [soit] bien aérée », et [que] les spectateurs soient « à l’abri des grandes chaleurs ». Un problème qui se pose rarement à Carnaval…
1836-1839 : Le triomphe des loisirs
Un investissement massif
Après une période de vache maigre, les bals de 1836 à 1838 jouissent d’une véritable campagne de publicité. Une affiche annonce les trois bals de l’année : celui de Mardi Gras, et les deux dimanches qui l’entourent. Ensuite, chaque bal a droit à une affiche dédiée.
Ces affiches regorgent d’informations pratiques, qui font le bonheur des explorateurs d’archives. Pour la première fois, on a une idée de la durée de l’événement : de 23 heures 30 à cinq heures du matin.
Outre un investissement conséquent dans la publicité, l’administration du Théâtre s’est aussi mis en frais d’ « un lustre neuf de 42 becs de gaz » pour éclairer parfaitement la salle. Le peintre Humanité-René Philastre, décorateur de théâtre renommé, a entièrement repeint la salle en question.
En outre, deux orchestres jouent au bal. Le premier propose des contredanses et danses de caractères, le second des « walses » et « morceaux d’harmonie ». Notons que l’orchestre sera « nombreux », pour garantir que les danseurs pourront bien entendre la musique.
Le corps de ballet propose plusieurs intermèdes en costumes : « des Galops, des Colonnes et des Quadrilles ». Enfin, on fait mention d’un détail important pour notre article : « Un maître annoncera les figures ».
Côté prix, on observe une flambée : l’entrée est passée de 1.5 francs en 1838, à 5 francs en seulement 8 ans. Cette année-là, les dames bénéficient d’un tarif réduit à 4 francs. Les loges sont louées entre 4 et 6 francs la loge. Cette augmentation reflète les investissements importants mis en œuvre par les organisateurs.
Le coeur du bal
Les détails pratiquent fourmillent dans ce programme, mais un élément prend le dessus sur tous les autres. Il occupe plus d’une page sur deux dans les programmes. L’élément le plus important du programme de bal, c’est bien sûr…
La Tombola !
Chaque billet d’entrée acheté donne droit à un billet de tombola. Le programme contient la liste des 25 lots heureux et de quelques-uns des lots malheureux. Parmi ces derniers, il y a « Un Crocodile volant en sucre » qui a attisé ma curiosité.
Je suspecte quelques-uns des lots malheureux d’être des blagues ou des jeux de mots. Par exemple « la correction des enfants » doit être une fessée. « Un cochon gras qu’on pourra manger en carême » ne doit pas être si gras que ça.
1841-1846 : Le triomphe de la danse
Aucun programme de bal n’a survécu pour l’année 1840. C’est bien dommage, car à partir de 1841, les programmes sont entièrement renouvelés.
On organise encore ponctuellement une tombola jusqu’en 1843, mais elle n’a plus la place prépondérante qu’elle occupait dans les années 1830.
Le nombre de bals annuels augmente : jusqu’à six bals en 1846 ! Cette année voit même l’organisation d’un bal pour la Saint-Sylvestre. Le public est demandeur de ce type d’événement.
En effet, le programme du bal du 18 mars 1846 indique « cette fête de nuit est irrévocablement la dernière qui sera donnée cette année ». Pourtant, « à la demande générale », on organise un bal de plus, le 21 mars.
Les bals répondent à un nouvel horaire : les dimanches, le bal débute entre 22h30 et minuit, après le spectacle. Les bals « de semaine » (mardi et jeudi, exceptionnellement le mercredi) commencent à 20h.
En 1841 et 1842, les prix oscillent entre 4 et 6 francs l’entrée. Ensuite, cette information disparaît complètement. Même topo pour la location des loges, qui n’est plus mentionnée après 1841. Les préoccupations quant à l’éclairage de la salle réapparaissent entre 1841 et 1843.
A partir de 1845, le magasin de costumes refait son apparition. A la même époque, on apprend qu’ « un restaurant est établi dans le Foyers, au fond du Théâtre ».
Le changement le plus important concerne le répertoire : la nouvelle star du programme, c’est la danse !
Le bal du 23 février 1841 s’inspire ouvertement des Bals Musard et de celui du théâtre de la Renaissance, deux références de la vie festive à Paris.
Les programmes de cette période présentent un intérêt tout particulier pour l’historienne de la danse que je suis.
Analyse de la danse
Avant de voir quels types de danse contiennent les programmes, une remarque importante. Il y a une grande disparité entre les programmes. Une seule danse est citée le 23 février 1841 – Le Galop Infernal ; contre vingt-quatre (24 !) le 4 février 1845.
On ne peut donc pas vraiment faire l’analyse du véritable programme du bal, comme on pourrait le faire avec un carnet de bal. Ce qui est intéressant ici, c’est de voir quelles danses, titres, compositeurs, servent d’argument de vente.
L’augmentation du nombre de titres présents sur les programmes démontre que les mélodies populaires font vendre des billets. D’où leur multiplication sur les programmes.
Entre 1841 et 1846, ce ne sont pas moins de 244 titres qui apparaissent sur les affiches. Parmi eux, 127 Quadrilles (52%), 49 Galops (20 %), 46 Walses (18%) et 22 Polkas (9%). Les lecteurs les plus férus de mathématiques auront remarqué que le total fait 99%. J’ai arrondi 😊
Quels compositeurs cités ?
Les compositeurs qui font vendre sont, logiquement, les grands compositeurs de musiques à danser du second quart du 19e siècle.
Les incontournables de l’époque
Les programmes citent plusieurs fois « Strauss », Johann Strauss père (1804-1849). Doit-on encore présenter le compositeur de la Marche de Radetzky ?
Les autres de la liste sont un peu moins connus.
Jean-Baptiste-Joseph Tolbecque (1797-1869) est le compositeur de musique le plus connu du moment, des années 1820. Petite fierté nationale : il est né à Hanzinne en Belgique. Une de ses compositions les plus célèbres est Le Galop des Tambours. Un orchestre de 100 musiciens et 30 tambours interprète plusieurs fois ce galop au bal de la Monnaie entre 1842 et 1846. C’est dix tambours de moins qu’au bal de la Renaissance à Paris, où la pièce fut créée.
Le succès de Tolbecque succès ternit quelque peu après 1830 et l’arrivée à Paris de…
Philippe Musard (1792 – 1859), surnommé le « Napoléon du quadrille ». Il fut de son vivant aussi renommé que moqué. Le « Bal Musard », qu’il crée en 1837, inspire clairement la direction du Théâtre de la Monnaie dans l’organisation des bals.
Des personnages moins bien connus
Les deux derniers personnages sont les plus mystérieux.
D’abord, un certain « Defresne ». Je n’ai pu trouver aucune information sur ce compositeur (ou cette compositrice, qui sait ?). Il s’agit peut-être d’une faute dans le nom d’Alfred Dufresne (1821-1863). Alfred composait surtout des musiques à chanter et des opérettes, donc le doute reste permis.
Enfin, L.-J. Sacré, dirige les bals de la Cour (belge) depuis 1832 et jusque au moins 1845. En plus de ses activités protocolaires, il compose de la musique à danser, enseigne la danse et le piano, dirige un orchestre de bal. Enfin, il marque la vie festive bruxellois en organisant des bals au Waux-Hall de Bruxelles. Ces informations viennent d’un dépouillement rapide du journal L’indépendance entre 1830 et 1845.
Huit programmes font mention de compositeurs.
Les noms de Tolbecque et Musard apparaissent à chaque fois. Strauss et Sacré sont mentionnés trois fois chacun. Le mystérieux « Defresne » figure sur un seul programme de 1841.
Orchestre et direction
En 1836, deux orchestres jouaient au bal de la Monnaie. « Un orchestre nombreux exécutera les contredanses et les danses de caractère ; il y aura en outre un second orchestre qui exécutera des walses et des morceaux d’harmonie ».
L’annonce précise un orchestre nombreux, probablement pour garantir que les danseurs puissent entendre la musique partout sur la piste de danse et ce, malgré le bruit des conversations et des pas de danse.
En 1841, Camus dirige un orchestre de soixante musiciens. Le Galop infernal quat à lui, sera interprété par cent musiciens et quarante diables. Et ce n’est pas tout ! « Entre les quadrilles, une musique invisible exécutera des marches militaires ». Il y a donc toujours un second orchestre. Ce dernier compte vraisemblablement quarante musiciens, qui rejoignent l’orchestre principal pour le fameux Galop infernal.
Deux ans plus tard, les deux orchestres ne forment plus qu’un seul orchestre de cent musiciens.
En 1844, le chef d’orchestre est M. Degreef. On ne sait combien de musiciens il dirige. On apprend cependant qu’« Un second orchestre d’harmonie exécutera entre les valses et contredanses des marches militaires. ». Retour à la formule de 1836.
Ce second orchestre apparaît pour la dernière fois au bal du 30 janvier 1845. Ensuite, on perd sa trace. Cela ne signifie pas forcément qu’il ne joue plus, juste que ce n’est pas un argument de vente digne de figurer sur le programme.
Les grands succès
Plus de soixante titres individuels figurent sur les programmes étudiés. Impossible de les passer tous au peigne fin. J’ai donc décidé d’examiner les titres qui apparaissent quatre fois ou plus sur les programmes.
Le Galop infernal
Le mardi 23 février 1841, « pour la première fois et à plusieurs reprises », l’orchestre a joué le galop infernal.
Si vous êtes comme moi, vous avez pensé à Offenbach en lisant ce titre. Sauf que voilà, Jacques Offenbach compose son Galop infernal en 1858. Quel est donc ce galop infernal joué à la Monnaie entre 1841 et 1846 ?
On attribue à Philippe Musard l’invention du Galop infernal. La piste a son intérêt, puisque les programmes de la Monnaie mentionnent fréquemment le compositeur parisien.
Pour autant, le lien avec Offenbach n’est pas infondé : Offenbach espérait que Musard joue ses premières compositions.
A quoi ressemble donc le galop infernal ? Théophile Gautier nous parle d’« un de ces galops pressés et haletant près de qui la ronde du sabbat est une danse tranquille » (dans La Presse, 29 décembre 1845).
Le galop du chemin de fer
Quatorze. C’est le nombre de bals où le galop du Chemin de Fer fut au programme entre 1843 et 1846. C’est juste énorme.
S’il ne fallait retenir qu’un seul « hit » des années 1840 à la Monnaie, ce serait celui-là. Le programme du 1er mars 1846 annonce d’ailleurs que ce titre a été « demandé ». Preuve que son succès ne faiblit pas !
J’ai eu étonnamment du mal à identifier la pièce musicale en question. Philippe Musard compose une contredanse « Le chemin de fer » en 1845. Trop tardif pour être le galop que l’on cherche. « Le galop du chemin de fer de Copenhague », de Hans Christian Lumbye est encore plus tardif (1847).
Pour ne rien arranger, le programme du 22 février 1843 indique que la pièce est « de Loghuer ». Ce mot ne donne aucun résultat plausible dans aucune base de données. C’est l’impasse.
A force de recherche et de recoupement, je pense avoir correctement identifié l’œuvre musicale en question. Elle est de Louis Waldteufel (1801-1884), père du célèbre Emile Waldteufel (1837-1915) auteur de la valse Amour et printemps. Publiée en 1840, son nom complet est : Grand galop du chemin de fer.
Masagran
Les programmes annoncent le galop Masagran sept fois entre 1843 et 1846. L’orthographe de ce mot varie parfois en Mazagran. Cet air gagne en popularité au fil du temps. On l’a joué une seule fois le 22 février 1843, mais quatre fois au printemps 1846.
Il s’agit d’un galop issu de Mazagran, bulletin de l’armée d’Afrique, par Ferdinand-Laloué et Ch. Desnoyer, créé à Paris 14 avril 1840. La Monnaie n’a pourtant jamais présenté cette pièce.
Le titre fait référence au siège de Mazagran (3-6 février 1840), lors de la conquête de l’Algérie par la France. L’événement devient rapidement un enjeu de mémoire, avec l’érection d’un monument commémoratif, le baptême d’une rue de Mazagran à Paris, et plusieurs tableaux.
La Chevaleresque
Une autre danse qui gagne en popularité avec le temps : La Chevaleresque. Pas moins de huit occurrences de ce quadrille entre 1843 et 1846.
Étonnamment, on trouve deux fois écrit Le chevaleresque, au masculin. Je suis persuadée qu’il s’agit de la même danse à chaque fois. En effet, seules les deux premières apparitions du titre sont au masculin. Je pense donc qu’il s’agit d’une faute de typographie, qui a été corrigée par la suite.
La chevalerie a beaucoup inspiré les compositeurs des années 1840. J’ai trouvé pas moins de trois quadrilles de ce nom ! Le seul qui corresponde avec les dates, cependant, est celui de Storno de Bolognini, Bataille. Quadrille chevaleresque, publié en 1843.
Les Mille et une Nuit(s)
Je parlais d’erreur typographie pour le morceau précédent. Ici, on se trouve face à une irritante faute d’orthographe avec Les Mille et une Nuit (sic).
Ce quadrille fait régulièrement son apparition dans les programmes de 1844 et 1845, mais ce n’est qu’en 1846 que la faute d’orthographe est enfin corrigée sur les programmes.
Avec onze représentations, Les Mille et une Nuit (sic) font partie des favoris du bal de la Monnaie.
Je pense avoir identifié l’œuvre de Crispianino Bosisio (c.1807 – 1858), Les mille et une nuits. Quadrille chinois, publiée en 1844. On comprend au sous-titre que, ce qui fait vendre, c’est l’exotisme, pas la précision géographique…
Les mystères de Paris
Crispiniano Bosisio a un deuxième titre au palmarès des airs les plus joués au bal de la Monnaie. Son quadrille Les mystères de Paris. Quadrille, publié en 1844, est listé huit fois au programme en 1845 et 1846.
Ce quadrille s’inspire du roman-feuilleton du même nom d’Eugène Sue, publié en 1843-1843.
Le galop du Juif errant
Le galop du Juif errant est un autre de ces titres qui prêtent à confusion. On pense directement à l’opéra de Halévy : Le Juif errant… Sa création remonte à 1852, bien après les bals qui nous occupent (1845-1846).
Le roman-feuilleton du même nom, d’Eugène Sue, paraît en 1844-1845. On se rapproche de la date des bals, mais l’orchestre ne peut pas jouer un roman !
En fouillant les recoins sombres de Gallica, j’ai trouvé une annonce pour un « Quadrille et galop du Juif errant pour le piano, exécutés au concert Lafitte, arrangés pour piano par CONSTANTIN – chez l’auteur, rue Bourbon Villeneuve, n°8 » (Le Courrier, 4 février 1835).
Le Galop du Juif errant serait donc bien plus ancien que le roman du même nom. Le succès du roman aura sans doute donné une deuxième jeunesse à la danse.
Les pilules du Diable
Avec 5 apparitions en 1845 et 1846, ce quadrille est un habitué des bals de la Monnaie.
La Bibliographie de la France pour l’année 1843 signale un quadrille de ce nom, pour piano, arrangé par Nep. Redler. Oui, Nep., comme pour Népomucène.
Ce quadrille contient sans doute les motifs de la féérie en trois actes Les pilules du diable, composé en 1839 par Ferdinand Laloue, Anicet-Bourgeois et Laurent.
Les autres succès
Par souci de complétion, je vous présente trois danses que je n’ai pas (encore) pu identifier. N’hésitez pas à me faire en commentaire si vous avec plus d’information sur celles-ci !
- Lichtenstein est une valse, jouée huit fois en 1845 et 1846 ;
- Edimburg est également une valse, jouée aux mêmes dates ;
- Le Champagne est un quadrille joué douze fois entre 1844 et 1846. De janvier 1845 à mars 1846, il est appelé Le Champagne mousseux. On le retrouve sous son nom originel le 31 décembre 1846.
Le cas de la polka
A partir du 23 janvier 1845, qui marque l’arrivée de cette danse à la Monnaie, la polka est de tous les programmes. On voit le succès fulgurant de cette danse, qui était encore inconnue un an plus tôt.
Le succès est venu si rapidement, que les compositeurs tardent à produire d’autres mélodies de polkas. Ou alors, le Théâtre de la Monnaie tarde à acheter les partitions nécessaires. Cela explique pourquoi l’orchestre joue systématiquement les deux mêmes polkas, à chaque bal, à partir de cette date. Ce sont la Reddowa et la Polka nationale.
A partir de 1846, on trouve aussi Les étudians de Paris. Ce morceau se trouvait déjà sur des programmes précédents comme « galop », je suspecte donc un « recyclage » de la mélodie pour sacrifier aux attentes du public (« Moi vouloir polka ! »).
Conclusions
Que nous apprennent les programmes de bal du Théâtre royal de la Monnaie entre 1813 et 1846 ?
La façon de promouvoir le bal a fortement évolué en 33 ans. Seules quelques phrases en fin de programme annoncent les bals les plus anciens. Petit à petit, les programmes s’étoffent de détails pratiques : prix, vestiaires, location de costumes… Toutes ces choses qui nous paraissent aller de soi aujourd’hui.
La décennie 1825-1835 marque une période de déclin. A nouveau, quelques phrases succinctes annoncent l’événement. Les années 1836-1839 voient le retour en force du bal, avec un investissement massif de la part des organisateurs : décoration, illuminations, orchestre nombreux… et surtout la tombola !
Enfin entre 1841 et 1846, les affiches en appellent à des compositeurs connus et des airs à succès pour attirer les danseurs. C’est le moment où le corpus se révèle être le plus précieux pour les historiens de la danse.
Du côté des compositeurs, on trouve les grands noms de l’époque : Strauss père, Tolbecque et Musard. Mais aussi d’autres moins connus comme Defresne, ou typiquement bruxellois comme Sacré.
On pourrait être surpris, en constatant ce qui suit. Les œuvres de ces compositeurs ne sont pas souvent citées sur les affiches. En effet, le nom seul du compositeur suffit à faire bouger les foules.
Si la musique de quadrille vous passionne, sachez qu’Yves du blog Antécédanses a reconstitué certaines pièces citées dans cet article. Bonne écoute!
Qu’avez-vous aimé dans cet article ? Qu’est-ce qui vous a surpris(e) ? Dites-le moi en laissant un commentaire!
2 commentaires
Schnapper
Le mystérieux Defresne est évidemment le fameux Dufresne. Quant à Strauss, n’oublions pas Isaac Strauss, également actif à Paris.
webmaster
Bonjour,
Merci pour votre commentaire.
Je n’avais rien trouvé à propos de Dufresne lors de mes recherches à l’époque. Je devrais me pencher sur ce personnage.
Concernant l’identification de Strauss: le programme indique « Elisaubahn-Hust-Walzer de Strauss ». Ce nom ne donne aucun résultat, mais il est fort proche de « Eisenbahn-Lust-Walzer » (op.89), de Johann Strauss père.