Comment ça, la polka est morte? Histoire d’un trésor d’archive.
Parfois, on trouve des merveilles en fouillant dans les archives. Parfois ce sont les merveilles qui viennent à vous !
En triant les affaires de son grand-père, une amie a trouvé ce document, et a pensé à moi. Lisez plutôt :
RIP
Feu MENUET, feue GAVOTTE, le GALOP, la CONTREDANSE et la WALSE ont l’honneur de vous faire part de la perte douloureuse qu’ils viennent de faire en la personne de leur Petite-fille, Fille, Nièce et Cousine, feue Polka, traitreusement assassinée au Bal du Théâtre Royal, en la deuxième année de son âge, par sa Sœur dénaturée, la Mazurka.
Un brillant Service funèbre, musique de BURGMULLER, sera dansé dans tous les Bals de Bruxelles, pendant toute la durée du Carnaval, pour le repos de l’âme de la défunte.
Vous êtes invité à assister à ses Obsèques, muni de certaine magnifique Brochure qui se vend, ornée de gravures, de texte et de musique, chez tous les libraires du royaume, sous le titre : La Mazurka.
De profundis !
Voilà un texte bien curieux, que j’ai envie de décoder avec vous. Après une première lecture, je le date du milieu du XIXe siècle.
La famille « Danse »
L’auteur nous dresse un arbre généalogique des danses du XVIIIe et XIXe siècle. C’est amusant de voir quelles danses marquaient l’imaginaire collectif au milieu du XIXe siècle.
Menuet, grand-père de la polka
Le menuet naît dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Son nom viendrait des pas « menus » qui la compose. Le menuet connaît son heure de gloire au XVIIIe siècle. La Révolution française arrête brusquement sa pratique en France. Il subsistera à peine plus longtemps à l’étranger.
J’ai déjà évoqué cette danse et comment elle symbolise le siècle des Lumières à la fin du XIXe siècle.
Gavotte, grand-mère de la polka
Danse française en 2/2 ou 2/4, la gavotte fait les belles heures des bals au XVIIe siècle.
Comme le menuet, elle marque les esprits du XIXe siècle, qui tentent de la remettre au goût du jour. On connaît des dizaines d’exemples, depuis The Gavotte Quadrille (Thomas Wilson, 1852), et jusqu’à The Castle gavotte (Vernon et Irene Castle, 1914).
Tante Contredanse
Au milieu du XIXe siècle, la contredanse disparaît lentement mais sûrement des bals. Elle survit dans le répertoire traditionnel.
Dans les années 1840, les programmes de bals du Théâtre royal de la Monnaie indiquent encore régulièrement « contredanses ». Le titre des danses en question n’est pas parvenu jusqu’à nous.
Papa Galop
Cette danse de couple, en position fermée, naît dans les années 1820. Comme son nom le laisse penser, le galop est très rapide : 144 battements par minute en général.
Le faire-part laisse entendre que le Galop est démodé. Pourtant, l’annonce pour le bal du Théâtre Royal en février 1846 indique qu’on y dansera uniquement « les quadrilles, galops, valses, polkas, etc. les plus nouveaux ».
La cousine Walse
La valse (ou Walse) créa beaucoup de remous à son arrivée à Paris, vers 1800. Les bonnes gens la considéraient comme indécente, et seules les femmes les plus délurées du Directoire. Néanmoins la danse de couple tournoyante parvint à s’installer durablement sur les parquets de danse. Au milieu du XIXe siècle, elle est devenue une danse comme les autres.
La défunte Polka
D’origine tchèque ou polonaise, la polka déferle en Europe pendant l’année 1844. On parlera même de « polkamanie ».
Puisque Mazurka a assassiné Polka « en la deuxième année de son âge« , on peut supposer que le faire-part daterait de 1846. Je vérifierai cette hypothèse par la suite.
Mais d’abord, quand la polka arrive-t-elle à Bruxelles?
L’arrivée de la Polka à Bruxelles
Le 5 mars 1844, on lit dans la presse belge qu’une danse nouvelle fait fureur à Paris.
« Pour finir agréablement la soirée, on a dansé la polka ; il faut vous dire que la danse à la mode cet hiver ; est la polka ; c’est une sorte de danse nationale originaire de Bohême, où là même elle est prohibée, c’est la danse des paysans. Ici tout le monde veut l’apprendre ; et Cellarius ne peut suffire au nombre toujours croissant de ses élèves. (…) ».
Vicomte Charles de Launay, « Courrier de Paris », dans L’indépendance belge, 3 mars 1844, Bruxelles, p.2
Vous lirez dans l’image ci-dessous l’anecdote croustillante que le journaliste rapporte. Ce qu’il faut retenir, c’est que Paris vibre au rythme de la polka au printemps 1844.
Dès le mois suivant, le même journal publie une publicité pour un cours de polka à Bruxelles.
On voit que les nouveautés circulent rapidement de Paris à Bruxelles. Et ce, même si le chemin de fer ne relie pas encore les deux capitales : la ligne n’ouvrira que le 14 juin 1846.
Mais très vite, les rumeurs de Paris annoncent l’apparition d’une « autre polka ». On entrevoit déjà une nouvelle mode.
Seraient-ce les prémisses de la mode de la mazurka ? Rien ne permet de l’affirmer avec certitude.
Mazurka, la sœur assassine
La Mazurka débarque en Europe occidentale sur les talons de la polka. La Mazurka est une danse d’origine polonaise, à trois temps. Elle est au départ très typée, presque acrobatique, mais elle s’assagira rapidement.
A Bruxelles, la danse apparaissait déjà comme type musical en 1837 (cf. L’Indépendance Belge, 18 mars 1837, p.4) et sur scène en septembre 1844 (Ibidem, 23 septembre 1844). Mais c’est en octobre 1844 que la mazurka perce vraiment. On est à peine 6 mois après les premières leçons de polka à Bruxelles, que les danseurs se jettent sur une autre nouveauté.
L’arrivée de la Mazurka dans les bals bruxellois
Dès début octobre 1844, M. Sacré propose des cours de « polka, mazurka et valse » à Bruxelles. On voit que les deux danses ne s’excluent pas mutuellement.
A la fin de l’année 1844, le règne de la mazurka est reconnu. Les vœux du journal L’Indépendance Belge pour l’année 1845 disent :
« Aux demoiselles nous souhaitons un bal par jour pendant la saison des bals et des soirées ; nous souhaitons qu’elles usent chacune quarante calepins à écrire des quadrilles, des polkas et des mazurkas. La mazurka, toutes les femmes en rêvent ; quand on se respecte, on ne danse plus la polka, dont le règne est passé. (…)»
L’indépendance belge,1er janvier 1845, p.1.
Malgré ce que dit le texte de la plaquette : « Polka, (…) assassinée (…) en la deuxième année de son âge, par (…) la Mazurka »… La polka et la mazurka sont arrivées sur dans les salles de danses à seulement 6 mois d’écart. Je ne m’explique pas pourquoi le texte parle de deux années.
Aussi, on n’observe pas vraiment d’opposition nette entre les danses. La mazurka bénéficie certes de l’attrait de la nouveauté auprès des danseurs mondains. Mais l’on continue à danser la polka après l’arrivée de la mazurka, et les deux danses cohabitent pacifiquement.
Maintenant que j’ai présenté toutes les danses citées dans le feuillet, intéressons-nous à un lieu : le Théâtre royal, que les Belges connaissent mieux sous le nom actuel de « La Monnaie ».
Le Théâtre Royal
Trois bâtiments successifs ont abrité le Théâtre Royal de la Monnaie. Le premier fut construit en 1700. On le considérait comme l’un des plus beaux théâtres d’Europe.
Ce théâtre à l’italienne, devenu vétuste, fut rasé et reconstruit en 1819.
Le théâtre est célèbre pour la représentation de la Muette de Portici, du 25 août 1830 : cet événement donnera le coup d’envoi de la Révolution belge.
C’est aussi ce bâtiment qui accueille, depuis 1841, de grand bals parés et masqués. A cette occasion, on recouvre les fauteuils en velours de planchers, posés sur des tréteaux.
Malheureusement, la notoriété ne protège pas des flammes. Le théâtre est victime d’un incendie en 1855. Il sera rebâti quasiment à l’identique l’année suivante. L’organisation des bals s’y poursuit jusque dans les années 1930.
Les affiches des bals du Théâtre Royal
Peut-on retrouver la trace du triomphe de la mazurka lors d’un bal organisé au Théâtre royal ?
La KBR (Bibliothèque Royale de Belgique) conserve une partie des programmes du Théâtre royal de la Monnaie entre 1840 et 1846. Comme cela tombe pile au moment de la frénésie de polka, c’est l’occasion de vérifier ce qu’on nous dit du répertoire.
L’analyse des affiches pour les bals de l’Opéra nous révèle ce qui suit. De 1841 à 1844 (14 bals), on danse :
- Des Quadrilles ;
- Des Galops.
Ce sont les seules danses annoncées, avec quelques Walses, du reste assez rarement mentionnées sur les affiches.
Le « Grand bal paré, masqué et travesti » du 23 janvier 1845 est assez exceptionnel. Déjà, c’est le seul à être annoncé par deux affiches différentes.
La première affiche annonce les habituels quadrilles et galops. La seconde affiche annonce fièrement que l’orchestre exécutera trois danses nouvelles :
- La Sirène ;
- La Polka ;
- Le Galop du Juif errant.
La Sirène a dû être emportée par la vague de la Polka : on ne l’annoncera plus jamais. Le Galop du Juif errant est re-joué plusieurs fois par la suite. Mais surtout : il s’agit de la première apparition de la polka! Le bal accueille à bras ouverts la nouvelle danse, arrivée en Belgique au mois d’avril 1844.
Dès le bal suivant, le 30 janvier, on annonce deux polkas : la Reddowa (sic) et la Nationale. Toutes les affiches suivantes porteront ces deux noms.
Et la mazurka dans tout ça ?
J’ai montré plus haut que la mazurka arrive à Bruxelles en octobre 1844. Étonnamment, le bal du Théâtre royal ne lui réserve pas le même accueil qu’à la polka. On ne trouve aucune mention de mazurka dans le corpus, qui s’étend jusqu’en 1846.
La presse ne relate aucun incident, rumeur ou événement particulier lors des bals de 1844, 1845 et 1846. J’en conclus donc que les faits relatés sont fictifs. Je suppose que l’auteur a voulu s’appuyer sur la renommée des bals du Théâtre royal.
Burgmüller
L’auteur ne s’appuie pas que sur un lieu pour ajouter de l’autorité à son texte. Il parle d’un « Un brillant Service funèbre, musique de Burgmuller ».
Friedrich Burgmüller (Ratisbonne 1806-Marolles-en-Hurepoix 1874) est un compositeur bavarois. Installé à Paris en 1832, il publie principalement de la musique de salon. On lui doit notamment une « nouvelle mazurka » en 1844.
Là encore, il est question pour l’auteur du texte de s’appuyer sur des références de poids pour vendre son message. Mais d’ailleurs, quel est-il ?
Quel est le but du faire-part ?
Finalement, quel est l’objectif de cette étrange feuille ? Il semble que ce n’est qu’une publicité humoristique pour un livret. En effet, le lecteur est invité à se munir de « certaine magnifique Brochure qui se vend, ornée de gravures, de texte et de musique, chez tous les libraires du royaume, sous le titre : La Mazurka. »
Peut-on retrouver cette publication ? Oui !
Il s’agit de « La Mazurka », par MM. A. Perroux et A. Robert ; musique de F. Burgmuller ; illustrations par M. Saint-Germain, Chez Aubert, Paris, 1844.
Déjà, on retrouve le nom de Burgmuller, cité dans le feuillet. La date de publication coïncide également avec ce que l’on sait : 1844.
Ce petit ouvrage apparaît dans la presse bruxelloise entre février et avril 1845, à travers une publicité.
Périchon est un libraire bruxellois. Eugène Landoy (17 octobre 1816 – mars 1890) est un éditeur et journaliste franco-belge. Landoy est probablement l’auteur du faire-part.
La Mazurka, de Perroux et Robert
Si un doute pouvait encore subsister quant à l’identification de la brochure, on est convaincu dès la lecture de l’introduction. En effet, celle-ci contient une sorte d’arbre généalogique des danses de société. Voyez plutôt page 1 :
Galop, contredanse, menuet, polka, presque toutes les danses du feuillet sont là !
Un peu plus loin, l’auteur loue le regain d’intérêt pour la danse que la Polka a fait naître.
Cette fois, il n’est plus question d’assassiner la polka, mais bien de porter le coup de grâce à la contredanse (pourquoi tant de haine, je vous le demande !).
Conclusion
L’inventif faire-part n’est donc qu’une publicité humoristique pour un petit livre consacré à la Mazurka. On voit à travers lui ce qu’un éditeur est prêt à faire pour promouvoir un ouvrage. La forme fait appel à l’humour et à un goût certain pour le sensationnel. L’auteur du texte s’appuie aussi sur des sources d’autorité : le Théâtre royal, le compositeur Burgmüller.
De manière générale, j’aime y voir du storytelling avant l’heure. Qui n’est pas curieux de découvrir l’identité d’un défunt, issu d’une lignée si prestigieuse ? Qui ne veut pas connaître le nom de la meurtrière ?
Et vous, que préférez-vous ? la polka ou la mazurka ? A moins que vous ne restiez fidèle au galop et au quadrille? Dites-moi tout!
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