On ne danse pas, on marche (1837)

Vous le savez sans doute, une révolution silencieuse se produit dans la danse de société dans les années 1830-1840. Je dis silencieuse, car ce n’est pas un changement soudain et tapageur comme l’arrivée de la polka en 1844. C’est une évolution plus lente, insidieuse, qui désespère les maîtres à danser.

La disparition du pas.

Sous le Directoire, naît le quadrille français, qui utilise alors une solide collection de pas : jeté, assemblé, fouetté, balloné, et autres échappés. Danseuses et danseurs rivalisent de virtuosité, c’est à qui aura le pas le plus impressionnant.

Ensuite…. Ensuite la mode du pas décline, peu à peu. Le quadrille survit, mais dépouillé de ses pas brillants. Cela a fait dire à beaucoup d’auteurs : « on ne danse plus, on marche ». Le plus célèbre à avoir écrit cette phrase est Gustave Flaubert, dans son Dictionnaire des idées reçues (rédaction à partir de 1850 environ). Mais avant lui, ils ont été nombreux à se plaindre, comme Auguste Jal, dans la Revue des Deux Mondes en 1832 :

« Dans ce temps-là on dansait encore. La danse avait été une des gloires du directoire, qui eut aussi l’amour et la cuisine, s’il n’eut pas la bonne politique (…) Le jeune garçon qui venait d’entrer dans le monde, dansait la gavotte, avec la culotte courte de sa première communion ; la petite fille de dix ans ne pouvait se présenter, si elle n’excellait aux ailes de pigeons et aux pas de zéphire ! Alors on croyait à Vestris et à Beaupré : aujourd’hui, on ne croit plus à rien. On ne danse plus, on marche, les pouces dans les entournures du gilet, et pendant la contre-danse on parle politique avec sa danseuse. » (p.472)

Auguste Jal, Un tour de matelot. Souvenir des pontons de Cadix, dans la Revue des deux mondes, n°5, 1832.

Aujourd’hui, nous ne lirons pas Auguste Jal (le reste de son intervention, d’ailleurs, concerne les matelots et pas les danseurs). Nous nous intéresserons au Vicomte de Launay, autrice des Lettres parisiennes, qui décrivent avec humour et une pointe d’acidité la société de son temps.

Oui, autrice, car Charles de Launay est un pseudonyme. Celui de Delphine Gay de Girardin (1804-1855). Salonnière, écrivaine, journaliste, elle a de nombreux talents. Elle est même spirite, et on donnera son nom à une table tournante, ancêtre du ouija. Mais son œuvre la plus importante, la plus révélatrice de la société de son temps, reste les Lettres parisiennes. Ces lettres sont publiées dans le journal La Presse, dirigé par Émile de Girardin, l’époux de Delphine. Entre 1836 et 1848, Delphine, endosse le rôle de Charles de Launay, dandy noceur, élégant, piquant d’ironie et volontiers misogyne à ses heures. De Launay dresse le portrait de la noblesse et de la haute bourgeoisie parisienne sous le règne de Louis-Philippe. Et, ô bonheur, ses lettres sont pleines de références à la danse et aux bals!

Delphine de Girardin ou vicomte Charles de Launay, témoin de la disparition des pas de danses dans les années 1830
Louis Hersent, Portrait de Delphine de Girardin, 1824.

La grippe et la danse, ou comment le manque de pas se fait remarquer

Intéressons-nous à la lettre IV de l’année 1837. Morceaux choisis.

« (…) A propos des femmes, la grippe vient de leur jouer un tour perfide : sur six cents personnes priées l’autre soir à une de nos élégantes fêtes, deux cents personnes seulement sont venues. La grippe retenait les quatre cents autres dans leur lit, ou auprès du lit d’un malade ; il en est résulté une facilité de circulation dans les contredanses, qui a fort déconcerté les danseuses ; on venait les regarder ne pas danser ; et cette mode de glisser sur le parquet en contemplant ses pieds, mode qui convient parfaitement à ces combats avec accompagnement de violons, de contre-basses (sic) et de coups de fouet qu’on appelle une contredanse française, à cette lutte avec la foule qu’on appelle danser, paraissant fort risible avec tant d’espace et une si grande liberté dans les mouvements. »

Delphine de Girardin, Lettres parisiennes, Lettre IV, 8 février 1837, tome 1, Michel Lévy frères, Paris, 1857, p.74-84

C’est à l’occasion d’un bal dépeuplé (maudite grippe !) que l’on s’aperçoit le plus que les danseuses ne dansent plus. Remarquez que le vicomte de Launay ne s’en prend qu’aux danseuses, pas un mot sur les danseurs. Pourtant, les danseurs, eux aussi, suivent certainement cette « mode de glisser sur le parquet ».

Si elle ne se plaint que des danseuses, c’est que Delphine de Girardin endosse l’identité du vicomte de Launay, dandy volontiers misogyne à ses heures. Il y a là une forme d’ironie, que les lecteurs de l’époque ont vite saisi : en effet, l’identité véritable du vicomte est vite éventée, nombreux ont reconnu Madame de Girardin. Des courriers adressés au vicomte sont même envoyés directement au domicile des Girardin.

Dans un salon surpeuplé, on peut facilement cacher ou excuser l’absence de pas complexes. Qui se risquerait à un entrechat, alors qu’on risque à tout moment de se faire marcher sur les pieds par son voisin ? Quand le bal ressemble à un « combat », à une « lutte », il est plus prudent de « glisser sur le parquet en contemplant ses pieds ».

Mais ce soir, la salle est presque vide, et les danseuses n’ont pas d’excuses. Leurs précautions deviennent ridicules dans ce grand espace vide. Notez que ce n’est pas que le pas marché qui agace l’autrice, c’est aussi que le regard des danseuses vissé au sol. Impossible de croiser leur regard.

bal de la ville de colmar, bal 1830, pas de danse
Exemple d’un bal dépeuplé
Adam, Chapuy et Rothmuller (ill.), Le roi [Charles X] au bal de la ville de Colmar, 1829.

La danse est un ennui pour ceux qui ne dansent pas

« La grippe sera l’occasion d’une réforme dans la danse. Les femmes finiront par ne plus voir qu’un ridicule dans ce qui fut autrefois un talent. Les femmes se privent sottement de beaucoup de succès et de plaisir qu’elles ne remplacent pas ; et puis, elles font du désenchantement, elles s’étonnent que tout les ennuie. »

« Une très-jolie personne nous disait l’autre jour :

– Ma mère me dit qu’à mon âge rien ne l’amusait plus que de danser ; eh bien moi, j’avoue que je n’aime pas la danse.

– Vous n’en savez rien, vous n’avez jamais dansé.

– Comment, mais hier encore…

– Oh ! vous appelez cela danser : faire trois pas en avant, avec les pieds en dedans, le corps penché et les épaules arrondies ; puis hasarder une glissade à droite sans quitter terre, et comme si vous étiez fixée au parquet ; puis, peu satisfaite de ce que vous trouvez à droite, essayer à gauche une glissade parallèle ; puis, n’ayant pu encore trouver ce que vous semblez chercher, vous décider tout à coup à traverser pour aller voir ce qui se passe en face de vous ; là, recommencer le même manège, un pas à droite, un pas à gauche, le même, toujours le même ; car, si vous faisiez un pas différent, on vous prendrait pour une femme de quarante ans. »

Delphine de Girardin, Lettres parisiennes, Lettre IV, 8 février 1837, op. cit.

La critique est sévère : le maintien, les pieds, le dos, rien ne va chez cette danseuse. Elle ne saute même pas ! Elle fait toujours le même pas ! Et pourquoi donc ? Parce qu’elle est jeune, nous dit Delphine de Girardin.

bal à Strasbourg, bal 1840, pas de danese
Un bal fort peuplé.
Frédéric-Emile Simon, Fêtes Gutenberg à Strasbourg, 3e journée : Bal à la Salle de Spectacle, le 26 Juin 1840

Deviner l’âge des danseuses à leur pas de danse

« Au bal, l’âge se reconnaît au pied plus encore qu’au visage ; une femme qui danse les pieds en-dehors avoue trente ans ; celle qui tourne en faisant dos à dos en avoue quarante ; celle qui fait un pas de Basque ou un pas de bourrée confesse cinquante ans ; celle qui hasarderait un pas de zéphire en trahirait soixante, si elle était capable de le faire. Vous marchez en mesure, mais vous ne dansez pas, et vous ne pouvez savoir si vous aimez la danse. Autrefois, la danse était un exercice, car il fallait travailler pour arriver à bien faire tous ces pas, aujourd’hui tant méprisés ; c’était un plaisir aussi, parce que c’était une promesse de succès. Une jeune fille qui dansait bien avait un avenir. Les mariages se faisaient au bal ; un solo bien étudié valait une dot. Aujourd’hui, savoir danser serait un ridicule, et les maîtres de danse en sont réduits à se faire professeurs d’histoire et de géographie. »

Delphine de Girardin, Lettres parisiennes, Lettre IV, 8 février 1837, op. cit.

D’après Girardin-Launay, on pourrait donc deviner l’âge d’une femme à sa technique de danse. Plus les femmes sont jeunes, moins leur technique est bonne. En 1837, Delphine de Girardin a 33 ans. Elle s’inclut donc dans une génération qui a déjà une moins bonne technique que ses aïeules. Le point sur les techniques et pas de danse cités :

  • En-dehors : Technique née au 17ème siècle, qui consiste à « ouvrir » les articulations des hanches, de manière que les pied forment un V. Encore très utilisé sous le Premier Empire, et préconisé tout au long du 19ème siècle, l’en-dehors tombe pourtant en désuétude dans les danses de bal.
  • Tourner en faisant le dos à dos : dans le dos à dos moderne, les danseurs avancent, se décalent d’un pas vers la droite, et reculent à leur place de départ. Pendant le premier Empire (et la Régence anglaise), on ne recule pas simplement à sa place, on fait un tour sur l’épaule droite en revenant à sa place.
  • Pas de basque ou pas de bourrée : Le pas de basque apparaît au début du 19ème siècle, il est alors assez énergique. Très loin de ce qu’il va devenir dans la danse traditionnelle écossaise, même si les appuis restent identiques. Moira Goff s’est intéressée à l’origine du pas de basque. Le pas de bourrée est plus ancien, il se compose d’un plié suivi de trois pas marchés.
  • Pas de zéphire : Le pas de zéphyr (et ses nombreuses orthographes) semblent avoir existé pendant quelques dizaines d’années seulement. Moira Goff sera plus précise que moi, mais il s’agit grosso modo de ramener le pied libre d’arrière en avant avec un petit saut.

Vous l’aurez compris, tous ces ornements, tous ces pas exotiques ont disparus dans pistes de danses dans le Paris des années 1830. On ne considère plus alors la danse comme un exercice, un plaisir et la promesse d’un bon mariage. On danse lorsqu’on est bien obligé de le faire, ou on ne danse plus.

caricature pas de danse danse de jeune vieux
Henry Monnier, Mes jours de danse sont passés, chez Gihaut frères, 1827.

Les femmes qui dansent et les femmes qui savent

S’en suit alors une attaque contre les petites filles (et leurs parents) qui apprennent à débattre. Et le vicomte de reprendre :

« (…) ils ont une fille qui improvise : cela est merveilleux, vraiment ! Mais après ce grand progrès nous expliquera-t-on une chose : jadis les femmes ne savaient point l’orthographe et elles savaient parfaitement bien danser ; les hommes étaient toujours auprès d’elles. – Aujourd’hui les femmes sont fort instruites ; elles parlent l’anglais, l’italien (…) elles sont fort en état de soutenir la conversation avec les hommes… et pourtant les hommes les laissent seules faire valoir entre elles cette brillante éducation ; ils se réunissent dans les clubs, dans les cafés, ou bien, ce qui est plus outrageant, dans des bals suspects où ces femmes si bien élevées, si savantes, ne vont pas, et où celles qu’on y va chercher n’ont d’autres prétentions que des succès de danse ; danse bizarre, il est vrai, danse prohibée sans doute, mais enfin qui prouve encore ce que nous disions, c’est que le besoin d’une réforme dans la danse se fait généralement sentir. »

Delphine de Girardin, Lettres parisiennes, Lettre IV, 8 février 1837, op. cit.

Cette danse « bizarre », « prohibée », n’est sans doute nul autre que le chahut, ou le cancan. Les « bals suspects » sont ceux des faubourgs (Saint-Germain, …), plus laxistes que ceux de la ville. On y laisse les danseurs chahuter à leur guise. C’est-à-dire, danser le quadrille – le même que dans les salons, oui, oui – mais en se dandinant, en se balançant, en faisant aller les bras, etc…

Et je vous laisse, enfin, avec les mots très ironiques du Vicomte de Launay – Delphine de Girardin :

« Oh ! les femmes ! les femmes ! Elles ne comprennent point leur vocation ; elles ne savent point que leur premier intérêt, leur premier devoir est d’être séduisantes. Qu’elles s’instruisent… bien, mais qu’elles ne négligent pas pour s’instruire ce qui doit faire leur véritable attrait ; qu’elles lisent, mais qu’elles chantent ; qu’elles sachent parler l’anglais comme une Anglaise, mais qu’elles sachent porter un chapeau à la française ; qu’elles fassent des vers, si elles peuvent, mais qu’elles sachent rire et danser, plaire, enfin, plaire avant tout. L’homme ne demande pas à sa compagne de partager ses travaux, il lui demande de l’en distraire. L’instruction des femmes, c’est le luxe ; le nécessaire, c’est la grâce, la gentillesse, la séduction : les femmes sont un ornement dans la vie, et la loi de tout ornement est de paraître fin, léger, délicat et coquet ; ce qui ne l’empêche pas d’être en cuivre ou en pierre, en or ou en marbre. (…) »

Delphine de Girardin, Lettres parisiennes, Lettre IV, 8 février 1837, op. cit.

Les Lettres parisiennes au grand complet sont disponibles en ligne ici.

Si vous avez aimez cet article, dites-le moi en commentaire. J’ai de la matière pour écrire plusieurs articles à partir des Lettres parisiennes, s’il y a de l’intérêt pour cela!

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