Caricatures de quadrille: apologie de l’erreur

La danse Regency, c’est difficile.

Et encore une fois, vous êtes tombé(e). Peut-être que vous avez simplement glissé. Ou – le grand classique – vous avez percuté de plein fouet un autre danseur pendant le dos à dos.

Ma spécialité, c’est d’oublier qui est mon partenaire. Du coup j’attrape la personne la plus proche pour un tour de main… gênant.

On se souvient tous d’une erreur monumentale qu’on a faite.

Comment faisaient les gens, à l’époque, pour garder leur contenance ?

A en croire les manuels de danse historique, ce genre de situation embarrassante n’arrive jamais. Les danseurs sont toujours élégants et distingués. Dans ce monde idéal, tout le monde est un danseur émérite. Il n’arrive jamais la moindre anicroche.

Situation identique dans les films historiques : de Sissi à Bridgerton, les bals sont un rassemblement de danseurs chevronnés. Vous n’y verrez jamais quelqu’un rater le début d’une figure ou se rattraper de justesse pour éviter la chute. A l’écran, on ne vois jamais aucune erreur

Vous y croyez ?

Nous, danseurs, nous savons bien que la réalité est toute autre. Qui n’a jamais trébuché en dansant ? Qui peut se vanter de ne jamais de tromper ?

Même les danseurs professionnels se prennent de sacrées gamelles. Alors les danseurs de bal ne peuvent pas y échapper, quelle que soit l’époque.

C’est là qu’intervient la source « feel good » du danseur : la caricature. Que peut nous apporter un dessin exagéré, une légende sarcastique, quand tant d’autres sources sont disponibles ?

Tout simplement : du vrai.

Sous l’humour, la critique et l’exagération de la caricature, il y a toujours un fond de vérité. Ce goût de « vécu » authentique, qui manque aux écrits des maîtres à danser et aux blockbusters. Cela ne peut nous faire que du bien, d’envisager le bal autrement que comme une scène de film romantique ou un espace théorique.

Je voudrais donc offrir un contrepoint à l’image d’Epinal habituelle, en étudiant quelques caricatures de George Cruikshank, mon artiste préféré du début du 19e siècle. George qui ?

Les (in)élégances du Quadrille

La série de caricatures qui nous intéresse tourne autour du quadrille. Cette danse, née à l’aube du XIXe siècle, rassemble les figures de contredanses à la mode. A l’époque de Cruikshank, sous la régence anglaise, on y utilise des pas complexes.

Les danseurs sont encouragés à faire preuve de virtuosité. Fatalement, il y a des victimes collatérales.

Accidents in Quadrille Dancing – Dos à dos

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George Cruikshank, Dos à Dos. Accidents in Quadrille Dancing, Planche 1, publiée le 4 mars 1817 chez H.Humphrey, 27 St james’s Street.

Qui ne s’est jamais royalement planté dans un dosido ? Qui ne s’est jamais retrouvé « cul à cul » avec un(e) inconnu(e) à cause d’une erreur de trajectoire ?

C’est le thème de cette première œuvre d’une série consacrée au quadrille. Deux danseurs se percutent, sous le regard inquiet ou narquois des autres participants. Une dame cache son sourire derrière son éventail.

Cruikshank nous offre une vision plutôt statique de la scène. Les personnages sont raides et, avouons-le, peu expressifs. Le danseur déséquilibré a les bras levés en signe de surprise. L’homme du fond porte les mains à son visage, sous le choc.

Mais globalement les spectateurs restent particulièrement réservés, voire apathiques face à la scène. Le flegme britannique, peut-être ?

Cruikshank a travaillé sommairement le décor : une banquette pour accueillir les fessiers fatigués, des lustres à bougies pour éclairer la piste. Juste ce qu’il faut pour remplir les murs qui paraîtraient un peu vides.

Il donne un peu plus de détail au balcon qui accueille les musiciens (harpe, violon, cor…). Cette disposition est typique d’une assembly room, il s’agit donc d’un bal public. C’est peut-être pour cette raison que les danseurs sont si retenus : il faut faire bonne figure et éviter à tout prix les ragots.

Un thème déjà utilisé en 1805

Ce thème du dosido raté n’est pas neuf.

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Attribué à George Cruikshank, Natural Accidents in Quadrille Dancing, planche 9, publiée chez McCleary, Nassau Street, Dublin.

Cette gravure de 1805, intitulée « Natural accidents in practising Quadrille Dancing » propose une scène dynamique et fouillée. L’œuvre est attribuée à George Cruikshank, mais j’ai des doutes.

En effet, en 1805, George n’a que 13 ans en 1805. Certes, George débute sa carrière très jeune, grâce à une formation privilégiée auprès de son père Isaac.

Mais le style du dessin est également différent de ses autres productions. Plus rond, plus dynamique, plus vivant pour ainsi dire. C’est pourquoi je pense que cette œuvre n’est pas de George.

De plus, l’œuvre indique l’éditeur « McCleary, Nassau Street, Dublin ».

Tout au long du 18e et au début du 19e, Dublin accueillait un important commerce de copies pirates de caricatures. Les Cruikshank n’ont jamais travaillé avec McCleary : on se trouve face à un plagiat. Je n’ai pas pu trouver l’original – qui, lui, est peut-être de Cruikshank, père ou fils.

Qui que soit le géniteur de cette gravure, il a du talent. Les protagonistes de l’accident tiennent une pose dynamique. On voit les danseurs se précipiter pour apporter leur aide. Les danseuses sont plus réservées. Comme sur la gravure précédente, une dame se moque de la scène, riant derrière son éventail.

On remarquera au plafond un lustre au gaz, autrement plus moderne que les lustres à bougies de la version de 1817 – pourtant parue 12 ans plus tard.

Au mur, des tableaux représentent des danseurs de ballet fort gracieux. Cela crée un contraste fort avec la scène qui se déroule au sol. George Cruikshank utilise ce même procédé des tableaux moqueurs dans « La Belle Assemblée ».

Une copie irlandaise

Le même McCleary de Dublin publie à la même époque « Dos a Dos – Accidents in Quadrille Dancing » sous le n° 4. La composition est identique à celle de 1817 pour ce qui est des danseurs de quadrille, mais en miroir.

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Anonyme, Dos à Dos, Accidents in Quadrille Dancing, n°4, publiée chez McCleary, Nassau Street, Dublin.

Le décor est différent. On a vu que George Cruikshank ne s’était pas foulé pour le décor. Ici, le fond est encore plus simple : un lustre, des rideaux pour habiller un grand mur blanc. A droite, on devine deux violonistes.

Un thème populaire en 1817

Une autre gravure porte le même sous-titre : « Dos a dos or Rumpti iddity ido. Natural accidents in practising Quadrille Dancing ». Publiée en 1817, on l’attribue parfois à James Gillray (1757-1815), elle doit donc être posthume.

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Dos à Dos or rumpti iddito ido, publiée en mai 1817 chez S. W. Fores, n°50 Piccadilly.

« Rumpti iddity ido », c’est la ritournelle de plusieurs chansons populaires au début du 19e siècle. On dirait « Tirelon laridaine » en français.

L’artiste y reprend les mêmes éléments : le couple en difficulté, les danseurs inquiets, les danseuses stoïques ou moqueuses.

Il ajoute des personnages dans le fond de la pièce : un vieil homme râleur, un couple qui discute devant le buffet et un couple d’amoureux transis.

D’impressionnantes appliques en forme de dragons et de serpents éclairent la pièce. Serait-ce une référence au péché originel ?

La solution au dangereux dosido

Le nombre d’œuvres évoquant des accidents de dosido est élevé, preuve que cela arrivait fréquemment. Alors, est-ce une erreur inévitable ?

Non !

Thomas Wilson, nous propose une solution toute simple dans son Quadrille and cotillion panorama (1822, p.25).

In passing round each other, care must be taken to extend the Circle, to prevent the Dancers coming in contact with each other; which, amongst learners, too frequently occurs.

En se contournant l’un l’autre, on doit faire attention à élargir le cercle, pour éviter que les danseurs ne se touchent ; ce qui, chez les novices, arrive trop fréquemment.

Thomas Wilson, Quadrille and cotillion panorama (…), 2e édition, R. & E. Williamson, Londes, 1822, p.25.

Il faut donc adopter une trajectoire circulaire pour éviter tout désagrément. Au lieu de suivre une trajectoire en lignes droites (en avant, sur le côté, en arrière), Wilson propose de décrire un cercle. Dans le sens des aiguilles de la montre, tout en restant face au partenaire.

Ainsi, le risque de collision diminue fortement.

Accidents in Quadrille Dancing – Vis à Vis

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George Cruikshank, Vis à Vis. Accidents in Quadrille Dancing, Planche 2, publiée le 15 avril 1817 chez H. Humphrey.

Le deuxième volet de la série « Quadrille » relate un incident très proche de celui du dosido. La dangereuse figure est le « vis-à-vis » (ou avant-deux), où deux danseurs avancent l’un vers l’autre puis reculent.

Seulement voilà, le cavalier a glissé ! Et pour ne rien arranger, il se retient à la robe de la figurante.

Il s’agit d’un réflexe, humain certes, mais qu’il faut éviter à tout prix. Pourquoi ? Si je dois vous expliquer pourquoi il ne faut pas s’agripper aux jupes de sa danseuse en cas de chute, votre place n’est peut-être pas dans un bal 🙂

Vous vous demandez comment on peut trébucher dans une figure aussi simple ?

A l’époque, on ne marche pas, on danse ! C’est-à-dire qu’on utilise des pas complexes, qui allient technicité et légèreté : pas chassés, sissonnes, assemblés… Seulement voilà, tout le monde n’est pas Trénitz ou Vestris, et l’on a vite fait de s’emmêler les pieds.

Les autres participants au quadrille semblent paniqués. On se précipite pour aider, on pousse de grands cris… ou on se moque, telle la dame au premier plan. Dans les caricatures, l’éventail sert plus souvent à dissimuler ses ricanements qu’à se rafraîchir.

Vous remarquerez que parmi les aides qui se proposent, il y a un homme qui venait d’arriver (ou qui s’apprêtait à partir). Il a laissé tomber son chapeau et sa canne dans la précipitation. Et peut-être a-t-il même laissé tomber le réticule de son épouse ou de sa fille ?

Comme pour la première planche, le thème n’est pas propre à Cruikshank.

La bibliothèque de Yale conserve une gravure titrée « Wrong contre, or Vis-à-vis : natural accidents in practising Quadrille Dancing ». L’éditeur londonien S.W. Fores publie celle-ci en mai 1817, sous le numéro 2.

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Wrong contre, or Vis-à-vis : natural accidents in practising Quadrille Dancing, n°2, publiées en mai 1817 chez S.W.Fores, n°50 Piccadilly. Courtesy of The Lewis Walpole Library, Yale University.

Fait amusant, ce n’est plus une dame qui se gausse, mais un militaire, caché derrière son bicorne.

Inconveniences in Quadrille Dancing – Les Grâces

« Les Grâces » est une danse plutôt populaire en Angleterre dans les années 1810. John Duval la reprend comme quatrième figure de son « Celebrated Lancers », ou « Quadrille des Lanciers », en 1817. Pour en savoir plus sur l’histoire de ce quadrille, voyez l’excellent article de Paul Cooper (en anglais).

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George Cruikshank, Les Graces. Inconveniences in Quadrille Dancing, Planche 3, publiée le 9 avril 1817 chez H. Humphrey.

Le trait le plus marquant des Grâces est le passage où le meneur fait tourner sous ses bras ses partenaires de gauche et de droite. La difficulté provient d’une différence de taille importante entre les danseurs.

Les danseurs contorsionnés se donnent du mal pour exécuter le mouvement sans erreur. Vraiment. Et tout ça pour rien, car les personnes présentes ne les regardent même pas !

Le cavalier seul, à gauche, parle à la pianofortiste. Le couple du fond se fait les yeux doux, sans avoir conscience de ce qu’il se passe autour d’eux. Une spectatrice vient toucher (épousseter ?) l’épaule du cavalier restant.

Les seuls qui semblent porter attention à la figure sont un jeune homme à l’air nonchalant, et une dame qui se cache derrière son éventail. Encore et toujours cette façon de cacher ses gloussements !

Au mur, deux peintures narguent les danseurs. A gauche, deux danseurs de ballet, sur la pointe des pieds, dans une position qui requiert souplesse et équilibre. Ils représentent l’idéal, la perfection que l’on cherche à atteindre. A droite, deux danseurs trapus, en habits paysans, dansent sans grâce au son d’une cornemuse.

La morale de l’histoire : détendez-vous ! Faites-vous plaisir, sans vous soucier du regard des autres. Ils ne vous regardent sans doute pas.

Cette gravure a eu un certain succès. En effet, McCleary, toujours lui, en publie une copie grossière en 1817. La composition est identique à l’original, si ce n’est que les personnages sont placés en miroir.

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Les Graces. Inconveniences in Quadrille Dancing, n°6, publiée en 1817 chez McCleary.

Elegancies in Quadrille Dancing – Moulinet

La première chose à remarquer ici, c’est que, malgré le titre, la figure représentée n’est pas un moulinet.

Regardez bien : deux dames ont la main droite au centre, tandis que les deux autres ont donné la main gauche. De ce fait, la composition est plus équilibrée, car toutes les cavalières nous font face, et tous les cavaliers sont plus ou moins de dos.

Donner la mauvaise main dans un moulinet, c’est une erreur fréquente. Pourtant, je pense qu’ici l’artiste veut vraiment nous montrer des danseurs qui s’amusent, tout simplement.

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George Cruikshank, Moulinet. Elegancies in Quadrille Dancing, Planche 4, publiée le 17 avril 1817 chez H. Humphrey.

Remarquez les chandeliers de style asiatique – l’orientalisme pointe déjà le bout de son nez.

Jetez donc un œil à l’heure : il est dix heures à l’horloge. Le bal bat son plein. Sur l’horloge trône un personnage doté d’une faux, à cheval sur un oiseau. C’est Father Time, « le père Temps », à cheval sur un oiseau. Cette personnification du Temps se rapproche de Cronos et Saturne. Elle symbolise le temps qui passe inexorablement.

J’interprète la présence de ce personnage comme un appel à vivre pleinement le temps présent. On ne vit qu’une fois, amusez-vous ! YOLO, quoi.

Conclusion

J’espère que ces œuvres vous auront aidé à prendre confiance en vous. La peur d’échouer paralyse souvent les danseurs, qu’ils soient néophytes ou confirmés. C’est bien dommage, car l’erreur fait partie intégrante de l’apprentissage.

J’irais même plus loin: en nous trompant, nous somme historiquement corrects ! Preuve en sont ces nombreuses caricatures. Le nombre important de copies et de reprises de ce thème montre bien le succès de ces dessins. A l’époque aussi, les amateurs de danse avaient besoin de rire d’eux-mêmes, et de dédramatiser leurs erreurs.

C’est sur ces mots d’encouragement que je termine cet article. Il me reste beaucoup d’autres gravures sur la danse à analyser, j’y reviendrai dans de futurs articles.

Qu’avez-vous aimé dans cet article? Cela vous a-t-il aidé à dédramatiser vos erreurs et glissades?

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