L’allemande, une danse à travers les siècles

L’allemande, c’est le schtroumpf de la danse historique. Pas parce qu’elle est petite et bleue, non. Mais parce que ce mot peut désigner une foule de danses et figures différentes.

L’ « allemande », c’est quoi au juste ?

Que vous pratiquiez les danses de la Renaissance ou baroques, vous avez sans doute déjà croisé cette danse. Si vous connaissez le répertoire traditionnel wallon ou la contredanse française, le terme ne vous est pas inconnu. Et je vois les square dancers sourire, ils voient bien c’est qu’est une « allemande ».

L’allemande est-elle si gaie à danser que tous les répertoires se la sont appropriée ? Cette danse a-t-elle traversé les siècles et les frontières pour devenir la première danse mondialisée ?

On tire l’affaire au clair ici et maintenant !

J’ai écrit cet article avec l’aide précieuse de Patrick Riez, spécialiste des danses wallonnes. Yvonne Vart m’a également aidée en me transmettant son livre sur Dubois. Un grand merci à eux !

L’allemande à la Renaissance

Au XVIe siècle, l’allemande est une danse en procession, qui ressemble assez à la pavane. Les couples se suivent et enchaînent des pas simples et doubles. Ces pas diffèrent des simples et doubles des bransles, car ils finissent par un pied en l’air (ou grève), plutôt que par un pied rapproché. Son rythme peut être binaire ou ternaire.

La grève ou pied en l'air selon Thoinot Arbeau, 
Orchésographie et Traicté en forme de dialogue (…), Jean des Preys, Langres, 1589.
La grève ou pied en l’air selon Thoinot Arbeau,
Orchésographie et Traicté en forme de dialogue (…), Jean des Preys, Langres, 1589.

En France : l’Orchésographie

« L’allemande est une dance plaine de mediocre gravité, familiere aux Allemands, & croy qu’elle soit de noz plus anciennes, car nous sommes descendus des Allemands. »

Thoinot Arbeau, Orchésographie et Traicté en forme de dialogue (…), Langres, Jean des Preys, Langres, 1589.

L’auteur incontournable de la danse Renaissance, Thoinot Arbeau, ne nous parle que succinctement de cette danse, car elle n’offre « guieres de diversitez de mouvements ».

Arbeau signale que les jeunes gens « volent » parfois les danseuses, en les retirant de la main de leur partenaire. Ce même principe existe encore dans le répertoire traditionnel breton, dans la bien-nommé « dérobée » (de Guingamps, de Moncontour…).

Arbeau désapprouve cependant cette pratique du vol de partenaire, qui « peut engendrer des querelles & mescontentements ». Je pense que c’est exactement ce que dirait quelqu’un qui s’est trop fait piquer sa danseuse… je vous laisse juge 🙂

Anonyme, Une danse à Augsburg, vers 1500. Un exemple de danse en procession de la Renaissance.

En Angleterre : les Old Measures

L’allemande est également attestée en Angleterre, dans les (Old) Measures (1570 – 1675 environ). Les mesures sont des danses en procession, exécutées lors des fêtes et cérémonies des Inns of Courts – les écoles de droit anglaises. Shakespeare (1564-1616) mentionne les Measures dans plusieurs de ses pièces, notamment Beaucoup de bruit pour rien.

La plupart des Measures sont des allemandes, comme Old Alman, Madam Sosilia Alman, Black Almaine… L’orthographe varie beaucoup : Alman(d) ou Almain(e), mais c’est clairement un dérivé du mot français « allemande ».

Pourquoi cette danse supposément originaire d’Allemagne est-elle connue sous un nom français en Angleterre ?

Il faut sans doute en conclure que la danse a été diffusée par des maîtres à danser français, ou dans une version vue à la cour de France.

Cette allemande en cortège n’a plus cours à la fin du XVIIe siècle. La place est libre pour une autre allemande.

L’allemande au siècle des Lumières

L’allemande « croisée » de Pécour et la contredanse

En 1702, Raoul Auger Feuillet publie une danse nommée « L’Allemande. Dance nouvelle » (sic). C’est danse vive, en 4/4, chorégraphiée par Guilllaume-Louis Pécour, sur une musique de Lully. Les pas utilisés relèvent de la danse baroque.

Cette danse de théâtre, créée sur scène par M. Ballon et Melle Subligny, connaît un succès important, d’où la publication de sa chorégraphie. L’idée est qu’elle devienne une danse de bal.

Vous trouverez de nombreuses vidéos de cette chorégraphie sur le web. Je vous conseille celle-ci, particulièrement intéressante car elle met en regard la notation Feuillet-Beauchamp, le nom des pas et la vidéo des danseurs.

L’attrait de cette danse tient à la position originale des danseurs pendant une partie de la danse. La notation de Feuillet – pourtant révolutionnaire – ne permettant pas de rendre les positions de bras, il doit se résoudre à graver les danseurs en position. Cette figure prendra le nom de « tour d’allemande ».

Le tour d'allemande selon Guillaume-Louis Pécour,
L’Allemande. Danse nouvelle (…), Feuillet, Paris, 1702.
Le tour d’allemande selon Guillaume-Louis Pécour,
L’Allemande. Danse nouvelle (…), Feuillet, Paris, 1702.

Le succès de cette figure est tel, qu’elle devient la 8e entrée de la contredanse à la française, qui se constitue à la même époque. Les refrains des contredanses font aussi régulièrement usage du tour d’allemande.

Qu’est-ce que cette danse a d’allemand ?

Bah… en fait… rien ?

La chorégraphie de Pécour est de forme typiquement française. Son vocabulaire chorégraphique est typique de la Belle Danse française.

La position des bras qui sera dite « à l’allemande » est peut-être (vaguement) inspirée des passes d’allemande. Mais alors, de loin et en courant vite. On y reviendra.

La danse connaît un joli succès dans la 1ère moitié du XVIIIe siècle. Mais toute chose a une fin, et une nouvelle allemande pointe déjà le bout de son nez à Paris.

L’allemande « à passes »

Vers 1760, une nouvelle « allemande » arrive en France vers 1760 ; et en Angleterre en 1768.

Celle-ci ne contient aucun « tour d’allemande » à la façon de Pécour. Donc si Pécour s’est effectivement inspiré d’une danse germanique, il a raté un détail quelque part. La nouvelle venue relègue la danse précédente au rang d’ « allemande française » ou « ancienne ».

8e passe d’Allemande, de Dubois, 18e siècle
8e passe d’Allemande, de Dubois, dans A. Riou, Y. Vart et al., Principes d’Allemande de Mr Dubois (…), Lyon, 1991.
C’est bien une figure différente de celle de Pécour, regardez les bras!

La nouvelle danse est assurément d’origine germanique. Les passes et tours qui la composent sont encore des éléments typiques de la danse traditionnelle de Bavière et d’Autriche, le Ländler. Vous savez, le Ländler, la danse de Maria et du Capitaine Von Trapp ?

Cette nouvelle danse de couple repose sur des « tours » et des « passes » de bras. C’est une danse « de bras » plus qu’une danse « de pas ».

Comme vous le voyez, les partenaires sont très proches l’un de l’autre. Cette proximité donne à l’allemande un parfum de scandale à son arrivée en France.

Cette danse est souvent comparée au rock’n roll, dans ce sens que c’est une danse de couple qui laisse beaucoup de place à l’improvisation. Comme dans le rock également, votre partenaire peut facilement vous démettre l’épaule d’un geste trop brusque 🙂

Là aussi, la danse s’exporte en Angleterre et en Italie sous un nom français. Encore un fois, je suppose que les maîtres à danser français sont passés par là.

La contredanse allemande

A la même époque naît un style hybride, mélange d’allemande (à passes) et de contredanse française, que l’on appelle sans originalité « contredanse allemande ».

Celle-ci adopte une mesure en 2/4 ou 3/8, typique de l’allemande « à passes ». Les figures empruntent à la contredanse française, mais les tours et passes de bras typiques de l’allemande occupent une place importante.

La figure « allemande » en Angleterre

Maintenant, tout se complique.

Une figure nommée « allemande » apparaît régulièrement dans les descriptions anglaises de danses à partir de 1769, et jusque dans les années 1830. Les descriptions se contredisent : impossible de trouver une reconstitution qui les satisfasse toutes. Trois mouvements semblent coexister sous le nom d’allemande dans les sources anglaises :

Jean-Baptiste Pater, La Danse, 1e moitié du XVIIIe siècle. Danse de couple, bras croisés
Jean-Baptiste Pater, La Danse, 1e moitié du XVIIIe siècle.

La version croisée à la Pécour

Attestée au moins depuis 1772, l’allemande croisée s’introduit dans la contredanse anglaise probablement via le cotillon, très à la mode à l’époque. Thomas Wilson décrit encore ce mouvement en 1818 dans son Quadrille and cotillion panorama : il l’appelle « Quadrille allemande ».

L’allemande comme pastourelle à une ou deux mains

En 1773, James Fishar décrit deux variations d’allemande. Dans la première, le cavalier tient les deux mains de sa partenaire (main droite à main droite, main gauche à main gauche), la droite au-dessus. La position « ah la voici la voilà » si vous préférez. Dans cette position, la dame fait un tour sous les bras.

Une variante de ce mouvement est: un tour de la dame sous le bras de son cavalier. Le même mouvement, à une seule main. C’est cette deuxième version que l’on croise le plus souvent. En français, on parlerait de pastourelle.

En 1822, G.M.S. Chivers appelle ce tour sous le bras « allemande ». La même année, son rival de toujours, Thomas Wilson, décrit le même mouvement sous le nom de « Pas d’allemande » (en français dans le texte) dans son Quadrille and Cotillion Panorama.

Oui, vous avez bien lu. Dans le même ouvrage, Thomas Wilson décrit deux mouvements différents, aux noms proches: « quadrille allemande », la figure de Pécour, et « pas d’allemande », la pastourelle.

L’allemande comme dosido

Et Thomas Wilson, toujours lui, rajoute une couche : en 1808, il décrit la « country dance allemande » comme un simple dosido : les partenaires avancent l’un vers l’autre et se dépassent, en se frôlant l’épaule droite, se déplacent latéralement vers la droite, et reculent en ligne droite jusqu’à leur place de départ. Il réitère son explication en 1818.

Ligne du temps de la figure de danse dite allemande pendant la période regency / géorgienne
Les différentes figures du même noms dans les descriptions de danses « Regency » / Fin de l’époque géorgienne.

Je me plains de Wilson, mais je ne devrais pas. Son explication est assez claire : en country dancing, allemande est synonyme de « dosido ». Dans les quadrilles et cotillons, on utilisera la figure croisée. Éventuellement la pirouette si spécifiée.

Ajoutons à cela que les habitudes chorégraphiques évoluent dans le temps. Wilson lui-même l’indique clairement en 1818 :

“It must be remembered, that the Quadrille Allemande, and the Allemande now used in Country Dancing, are different Figures.”

Thomas Wilson, The quadrille and cotillion panorama (…), R. & E. Williamson, London, 1822.

Cette phrase laisse entendre que le dosido a été récemment renommé « allemande » en 1822. Et qu’une figure de country dance différente s’appelait précédemment « allemande ».

D’autres auteurs sont beaucoup plus ambigus, et il faut être très attentif au texte avant de proposer une reconstruction.

L’allemande dans le répertoire traditionnel

Le mot « allemande » désigne aussi des danses et des mouvements de danse traditionnelles.

Wallonie

Naudy E., Costume traditionnel en province de Liège, éd. Barre-Dayez. Carte postale ancienne
Naudy E., Costume traditionnel en province de Liège, carte postale ancienne, éd. Barre-Dayez.

Dans l’Est de la Wallonie, on compte de nombreuses « allemandes », aussi appelée « amoureuses ». Celles-ci sont probablement d’origine allemande.

Cette région, qui correspond aux anciennes principautés de Liège et Stavelot-Malmédy, a longtemps relevé du Saint-Empire germanique. La principauté de Liège a été gouvernée par plusieurs prince-évêques « allemands » : Maximilien-Henri de Bavière (1650-1688), Joseph-Clément de Bavière (1694-1723), Jean-Théodore de Bavière (1744-1763), pour ne citer que les Bavarois. Aussi le lien avec l’Allemagne est-il solide et attesté.

(Lecteurs belges, pardon pour cette leçon d’histoire-géo sans doute inutile. Ce rappel est surtout destiné à mes lecteurs français.)

Les allemandes de Wallonie se dansent en quadrettes (deux couples face à face) sur une musique en 6/8. Leur pas de prédilection est le pas chassé : elles sont d’ailleurs souvent qualifiées de « vives ».

Le pas chassé de l’allemande lui a valu un drôle de surnom après la première guerre mondiale : « Chassez l’allemande ! » disaient les anciens, par dérision.

Les carnets de ménétriers utilisent aussi souvent l’expression « allemande gauche » ou « droite ». Les chorégraphes l’interprètent comme un simple tour de main.

Square dance

En square dance, danse traditionnelle des USA, le calleur annonce régulièrement Allemande left. Là aussi, il faut comprendre « tour de main ». Il s’agit bien du mot « allemande », comme dans « d’Allemagne ». La théorie qui veut que cette expression soit un dérivé de l’expression « à la main » est erronée.

Conclusion

James Caldwell, The Allemande Dance, 1772,danse baroque
James Caldwell, The Allemande Dance, 1772, Lewis Walpole Library, Yale University

L’allemande a traversé les siècles. Ou, pour être tout à fait correcte, de la Renaissance à aujourd’hui, on trouve des danses nommées « allemandes ».

Il faut se rendre à l’évidence : il est très difficile d’imaginer un lien de parenté entre :

  • La danse de la Renaissance, en procession, combinant les pas simples et doubles ;
  • La chorégraphie de Pécour, danse de théâtre pour un couple, dont une figure a intégré la contredanse française à 8 danseurs ;
  • L’allemande du milieu du 18e siècle, danse de bras pour un couple ;
  • La danse traditionnelle de Wallonie, danse pour quatre danseurs en pas chassé.

Les formations, les positions, la rythmique, tout est différent d’une danse à l’autre. Le principe-même de la danse (danse à figures / de pas / de bras, danse de couple / de groupe) est différent.

Le fait que toutes ces danses partagent un même nom doit sans doute plus à la chance qu’à la généalogie. Ce qui me fait dire que l’allemande est le schtroumpf de l’histoire de la danse. Ou plutôt, le Schlumpf, comme on dit de l’autre côté du Rhin.

Sources

Thoinot Arbeau, Orchésographie et Traicté en forme de dialogue (…), Jean des Preys, Langres, 1589.

Paul Cooper, The Allemande Figure in English Regency Dancing, 2010.

Rose-Thisse-Derouette, Le recueil de danses manuscrit d’un ménétrier ardennais : étude sur la danse en Ardennes belges au XIXe siècle, Institut archéologique du Luxembourg, Arlon, 1960.

Jean-Michel Guilcher, La contredanse. Un tournant dans l’histoire française de la danse, Editions Complexe et Centre national de la danse, Coll. « Territoires de la danse », 2003.

Guillaume-Louis Pécour, L’Allemande. Danse nouvelle (…), Feuillet, Paris, 1702.

Alain Riou, Yvonne Vart, et le groupe Révérences, Principes d’Allemandes par Mr Dubois de l’Opéra, étude critique et structurale, Fac similé et retranscription, reconstitution, les auteurs, Lyon, 1991.

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