Politique et danse pendant la Révolution américaine

Faire de la politique en dansant? La chose est-elle possible?

Dans les contextes des 13 colonies britanniques, dans la seconde moitié du 18ème siècle, la réponse est définitivement: oui. Mais comment?

La danse joue un rôle prépondérant dans la société américaine du 18ème siècle. Si vous n’en êtes pas encore convaincu, je vous invite à lire les deux premiers articles de la série: le répertoire et la pratique de la danse dans les treize colonies. Vous comprendrez ainsi mieux comment la danse modèle la société américaine de l’époque.

Tous les colons dansent, et c’est bien la seule chose qui les rassemble vraiment… la danse, et leur frustration par rapport aux Anglais. Dans cet article, je vous montrerai comment danse et politique se combinent dans le contexte de la Révolution américaine.

La danse, un objet de débat politique

Après la Révolution de 1776, et la ratification de la Constitution en 1789, les tout jeunes États-Unis ont encore tout à inventer. Quelles institutions politiques et financières seront mises en place? Comment s’organisera le système électoral? Quelle sera la capitale? Comment se répartiront les pouvoirs entre l’État (con)fédéral et les États? etc.

Pourtant, c’est la danse qui devient un thème central des deux premières élections américaines. En 1796 et 1800, deux camps s’affrontent. Le premier défend que la danse est une activité rustique, saine, traditionnelle. Bref, un loisir innocent. L’autre camp, au contraire, se méfie de cet ébat chaotique, imbibé de vice, qui brouille les frontières entre les classes sociales.

Cet affrontement atour de la danse existe depuis longtemps. De tout temps, la danse a cristallisé une série de débat moraux autour d’elle. La question est de savoir si cette activité permet de sociabiliser innocemment, ou si au contraire elle est une porte ouverte vers tous les vices: promiscuité, violence, jeux d’argent, jalousies, etc…

D’ailleurs, les mêmes questionnements agitaient les Puritains à leur arrivé en Amérique, au 17ème siècle. Ce débat ne trouve pas sa conclusion lors des élections de 1800. Il continue à alimenter de nombreux ouvrages pro- et anti-danse jusqu’au 20ème siècle. Cependant il cesse d’être un enjeu de débat politique majeur après 1800.

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Un bal campagnard en Caroline du Nord. Série Outlander (2014 -).

Le bal, un lieu de communication politique

Danser ou pas, faire entendre des allégeances

Le débat politique s’invite facilement sur les planchers des salles de bal. En effet, on assiste à une politisation importante des bals. Ceux-ci deviennent l’occasion de partager, voire d’imposer ses convictions, et de faire passer des messages politiques.

Ces messages peuvent être d’ordre électoral (genre « Votez Washington! »), diplomatiques (« Vive l’Angleterre! ») ou politique (« Soutenons la réforme économique! »).

Un exemple frappant : celui d’un bal célébrant la signature du traité de Paris en 1763.

Célébrer la fin de la Guerre de sept ans.

Ce traité, signé à la fin de la guerre de Sept Ans, officialise une défaite cuisante pour la France. Le Royaume perd toutes ses colonies canadiennes, à l’exception du petit archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon. Évidemment, les Français l’ont un peu (beaucoup) mauvaise.

Comme à chaque signature de traité, les diplomates anglais organisent un bal à Londres. Ils invitent bien sûr leurs homologues français. Ces derniers en profitent pour faire passer un message symbolique fort : ils ne se rendent pas au bal. Par là, ils signifient bien sûr leur désaccord avec les termes du traité. Venir ou pas au bal est la première façon de faire de la politique en danse.

Qu’à cela ne tienne ! Les Anglais répondent par un autre geste symbolique. Ils ouvrent le bal sur une mélodie appelée Canada is all ours (« Le Canada est tout à nous »). On dira ce que l’on voudra, ils ont de la répartie, ces Anglais.

Ne pensez pas qu’il s’agit d’un événement trivial, une petite guéguerre sans intérêt entre diplomates. Au contraire, l’incident est relaté dans les journaux de l’époque, et l’opinion publique en mesure bien toute l’importance.

Ne pensez pas non plus que ce type de communication est réservé aux grands de ce monde. Chaque bal est l’occasion de s’exprimer politiquement par sa présence, son choix de danse et d’airs de musique. On compte d’ailleurs nombre de danses aux titres évocateurs, comme The Convention ou La Fayette Cotillion (les titres m’ont été signalés par Susan De Guardiola).

Notez enfin que c’est généralement la danseuse qui choisit la danse… et donc qui s’exprime politiquement, de manière forte (si elle le souhaite) et complètement acceptée socialement.

Montrer ses allégeances en politique

Deux salles, deux modes

Bien sûr, chacun veut se faire beau, belle pour se rendre au bal. Mais dans ce contexte de politisation des bals, rien n’est gratuit ! Les codes de conduite des Assemblies (sorte de comité des fêtes, qui organise, entre autres, des bals) autorisaient les participants (en particulier les femmes) à afficher leurs allégeances politiques à travers leurs vêtements. A ce sujet, lisez donc l’article d’Abigail Field.

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Le jeu des 7 différences entre la mode des indépendantistes et des loyalistes. (la couleur ne compte pas ^^)

Ainsi, les patriotes américains (robe de gauche ci-dessus) vont développer une philosophie autour de leur façon de s’habiller. Ils se vêtent de façon simple et modeste. Peu de décorations, un style résolument simple et pratique. Ils font le parallèle entre leur style et leur qualité morales : vertu, sagesse, modestie, économie. Ils privilégient des matières produites localement (coton, indigo), pour démontrer leur volonté de vivre en autonomie par rapport à la métropole.

Les Loyalistes britanniques ne s’embarrassent pas de ce genre de considérations. Ils embrassent goulûment la mode des cours européennes : soies d’importation, teintures exotiques, imprimés ou tissages fleuris, ruchés, rubans, volants, dentelles… Rien n’est trop beau lorsque l’on peut se le payer!

Les patriotes américains vont d’ailleurs se moquer ouvertement de leurs adversaires, les qualifiant d’efféminés. C’est sûr que les dentelles et broderies si prisées à la fin du 18ème siècle étaient faciles à critiquer.

Lorsque les coiffures des Loyalistes prennent des proportions gigantesques, les patriotes s’en donnent encore à cœur joie. Ils diront que la tête des femmes loyalistes n’est plus au-dessus de leur corps, mais au milieu, tant leur coiffure est haute.

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A la fin du 18ème siècle, les coiffures féminines prennent beaucoup de hauteur… Un peu trop peut-être? Caricature d’époque.

Seule ou en groupe

Parfois, les participants du bal se coordonnent même pour assortir leurs habits. De quoi donner du poids à leur message. Ainsi,

En 1769, les bourgeois de Virginie s’opposaient au gouverneur Botetourt en rejoignant une association de non-importation. Ils voulaient bien sûr éviter d’importer des produits anglais. Le 13 décembre de la même année, un bal est donné en l’honneur du gouverneur.

La Virginia Gazette relate qu’une centaine de bourgeoise sont arrivées à ce bal, vêtues de robes de bure. Elle marquaient ainsi leur soutien à la cause indépendantiste (ou à tout le moins, à une certaine émancipation des colonies). Le journaliste s’émeut de cet « exemple de vertu publique et d’économie domestique si aimablement unies » (example of public virtue and private economy, so amiably united).

Pour la petit histoire, cette mise en scène n’émeut pas du tout George Washington. Il écrit dans son journal au 13 décembre 1769: « J’ai diné chez Mme Campbell et suis allé au bal au Capitole » (Dined at Mrs. Campbells and went to the Ball at the Capitol).

Contrôler la liste des invités

Organiser un bal, c’est aussi avoir le plein contrôle de la liste des invités. Ainsi, on peut réunir des amis aux idées similaires. Le bal fournit alors l’occasion d’une discussion politique libre : entre gens de mêmes convictions, on ne craint pas les oreilles qui traînent.

Cela ne concerne pas que les bals privés. L’Assembly de Philadelphie, par exemple, interdit aux Loyalistes de s’inscrire à ses événements.

Cet environnement contrôlé permet également de faire pression sur les indécis. Le nombre de sympathisants les impressionne. Et, quand vous êtes entourés de Loyalistes convaincus, il est assez difficile d’affirmer que « Ce Georges Washington, c’est quand même un bon gars ». Et vice-versa dans un bal de patriotes, vous ne vous écrierez pas « Vive le roi! Vive George III! », à moins de chercher la bagarre.

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Un bal aux Assembly Rooms
Thomas Rowlandson, The comforts of Bath, 1798.

Le bal pour convaincre l’opinion publique

Les deux camps vont tenter de tourner à leur avantage la politisation des bals. Leur but est identique : s’attirer les bonnes grâces de l’opinion publique en organisant des bals. Si leur objectif est identique, leurs méthodes sont pourtant aux antipodes l’une de l’autre.

La politique de bal des Loyalistes

Les Britanniques organisent des bals fabuleux, extravagants, luxueux. Ils montrent ainsi leur richesse et leur pouvoir. Ils organisent entre autres un bal resté célèbre, la Mischianza. On est le 18 mai 1778, et les Loyalistes rendent hommage à l’amiral Howe. Cette fête a coûté 3312 guinées, soit 682 929$ de 2017. Benson J. Lossing nous en a laissé une description détaillée.

Lors de la Mischianza, les quatre cents convives assistent à une régate, accompagnée par trois orchestres. Ensuite, une salve de 17 canons donne le coup d’envoi à une procession gigantesque. Les figurants sont costumés en chevaliers, tandis que les figurantes portent des habits orientaux.

A l’arrivée, sous deux arches monumentales, on reconstitue une joute médiévale. Dans la tradition de l’amour courtois, chaque « chevalier » concourt en l’honneur d’une dame. S’il remporte le combat, la dame lui offre une faveur (astucieusement cachée dans son turban). Il y a même des joueurs de trompettes, avec des bannières accrochées à leurs instruments!

La compagnie prend ensuite des rafraichissements dans un salon richement décoré à l’italienne. La pièce maitresse de la décoration étant une corne d’abondance gigantesque et remplie de fleurs. En sortant de ce salon, la même corne était présente, mais vide et en plus petit. Si ce n’est pas le signe que l’on a dépensé toutes les ressources à disposition!

Le bal commence ensuite, dans un salon encore plus fastueux. La Mischianza finit en apothéose avec un feu d’artifice et un banquet.

Vous aurez compris que les Loyalistes ont des fonds, et qu’ils vont dépenser jusqu’au dernier centime pour en mettre plein la vue aux Américains.

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Gravure « A toast to George III », inspirée de la Mischianza, Pennsylvania Academy of Fine Arts.

La politique de bal des Patriotes

Les Patriotes américains ne disposent pas de ces larges budgets. Ils organisent des fêtes très différentes. Ils insistent sur l’ordre, sur le bonne gestion des deniers publics, et sur la vertu de leurs sages divertissements.

Le 4 décembre 1771, George Washington organise un bal pour fêter son élection. Il est en effet le nouveau représentant du comté de Fairfax à la Chambre des Bourgeois de Virginie. Pour cette célébration il dépense:

  • £4 7s. 8d. pour avoir un souper lors du bal;
  • £4 1s. 9d. pour divers articles pour l’élection et le bal;
  • 12s. au propriétaire de l’esclave qui jouera du violon au bal;
  • £1 9s. 8d. pour des gâteaux.

Soit 10 livres, 9 shillings et 25 pences au total. On est loin des 3312 guinées (environ 69 000 shillings) de la Mischianza.

Conclusion

Vous l’aurez compris, le bal de la fin du 18ème siècle est une sorte d’arène, où s’affrontent courtoisement deux camps. Cela vaut en Amérique, comme on l’a vu, mais pas uniquement. L’Angleterre assiste aux mêmes échauffourées discrètes, avec ses messages (pas si) cachés. C’est d’ailleurs le sujet de thèse du Dr Hillary Burlock, qui a évoqué le sujet dans plusieurs vidéos (en anglais). Le sujet est également évoqué dans le film The Duchess, de Saul Dibb, sorti en 2008.

Avez-vous d’autres exemples de messages politiques passés à travers la danse? Je vous lis avec plaisir en commentaire!

Sources

Amy Catherine Green, « Dance Dance Revolution »: The function of dance in American politics, 1763-1800, Dissertations, Theses, and Master Projects, article 1539626597, 2009.

Abigail Field, Fashion as a political statement in the American Republic, British online archive, 24 mars 2021.

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