Parson upon Dorothy, une danse en trois reconstructions

Aujourd’hui, je vous parle d’un véritable « hit » des 17ème et 18ème siècles : Parson Upon Dorothy.  Un nom bien étrange, « pasteur sur Dorothy », n’est-ce pas ? A se demander si l’épouse du pasteur est au courant !

Après une enquête sur l’origine possible du titre, nous verrons qu’au moins deux chorégraphies différentes circulent à l’époque en Angleterre.

Finalement, nous passerons à la reconstruction. Enfin… les reconstructions ! La danse a en effet inspiré plusieurs chercheurs, dont votre serviteur. Je tâcherai de vous expliquer par quels cheminements de pensée nous arrivons à des conclusions très différentes mais tout à fait valides.

Commençons sans plus attendre avec un mot sur la longévité de Dorothy.

Un air ancien et bucolique

Je vous l’annonce tout de go, « Parson upon Dorothy », c’est le nom de la danse. L’air que donnent John Playford et John Walsh pour celle-ci est connu sous plusieurs noms… mais jamais ils ne contiennent « Parson » ou même « Dorothy ». Les titres les plus courants sont « The beautiful sherperdess of Arcadia » (la belle bergère d’Arcadie), « Sherperd’s Daughter » (une fille de berger). Un thème champêtre, assurément.

Govaert Flinck, Une bergère Arcadie peinture
Govaert Flinck, Une bergère écoutant un berger jouer
de la flûte dans un décor arcadien, 1654.

Comme souvent à l’époque, l’air sert de support à plusieurs chansons. La partition la plus ancienne de cet air remonte aux années 1620. Mais la mélodie est déjà bien connue en 1607, lorsque Francis Beaumont cite quelques vers des paroles dans une de ses pièces.

De nombreuse versions sont publiées au cours du 17ème siècle. Des opéras reprennent régulièrement la mélodie jusqu’à la fin du 18ème siècle.

Parson upon Dorothy, un titre surprenant

Dans le Dancing Master, on trouve cette mélodie dès la deuxième édition, sous le titre inédit de « Parson upon Dorothy ». Toutes les éditions suivantes du Dancing Master comporteront ce titre, véritable succès.

John Walsh, successeur (et un peu plagiaire) de Playford reprend lui aussi ce titre dans 4 éditions de son « Complete Country Dancing-Master » (entre 1718 et 1760).

Mais pourquoi le titre de la danse est-il si différent des autres titres connus ?

Christian Graham, historien de la danse, a tenté de répondre à cette question dans son livre The Playford Assembly. 125 Early English Country Dances, 1651 – c.1820. Si vous enseignez la danse à figures anglaise, je vous recommande chaudement ce livre. Il contient pour chacune des 125 danses sélectionnées la mélodie, la description de figures et un commentaire historique.

Parson signifie « pasteur » : on pourrait donc traduire le titre par « le pasteur sur Dorothy ». Ce qui fait bien sûr naître en vous des images pas très catholiques. Graham propose une théorie moins grivoise.

« Dorothy » était peut-être le nom de la bergère dans la tradition orale, aujourd’hui perdue.

La mélodie exacte reprise dans le Dancing Master serait une variation créée par Martin Peerson (c. 1570 – c.1651), madrigaliste, chanteur et claviériste. Peerson meurt peu avant la publication du Dancing Master, le titre « Parson upon Dorothy » lui rendrait donc hommage. La même explication vaut pour Parson’s Farewell, autre danse très connue du Dancing Master.

John Greenhill, Une noble en bergère, vers 1665.

La danse Parson upon Dorothy, première version

Oui, vous avez bien lu « première version ». Le Dancing Master (DM) comporte cette danse dans toutes ses éditions, sauf deux : celles de 1651 (la toute première) et celle de 1698 (la 10ème édition).

Jusqu’en 1696, le DM contient une première version : un longways à introductions pour 4 couples. Entre 1701 et 1716, le DM propose une deuxième version, un longways for as many as will. Enfin, les dernières éditions accueillent une troisième version, assez proche de la précédente.

John Walsh, dans son Compleat Country Dancing Master (1718 – 1760), copie la deuxième version du DM.

Texte de la version 1 (1652 – 1657 – 1665)

Longways for eight

Lead up forwards and back .| That again :|


First two men and last two men hands, and lead to each wall, we doing the same, change hands and meet all . | 



First and 3. Men lead up, the other leading down, change hands and lead the Co. way :|


Turn each others We .| Turn your own :|
Longways pour huit

Mener vers le haut (lead) en avant et retour. Cela à nouveau.

Les deux premiers hommes et les deux derniers hommes se donnent la main, et vont vers chaque mur, les femmes faisant de même, ils changent de main et se rencontrent tous. 

Les hommes 1 et 3 vont vers le haut, les autres allant vers le bas, changent de main et vont dans le sens inverse.

Tournez les dames de l’un l’autre. Tournez la vôtre.
Instructions de la danse Parson upon Dorothy, John Playford, Dancing Master 1652
Le texte de Parson upon Dorothy, dans John Playford, The Dancing Master, 1652.

Les reconstructions de Parson upon Dorothy

Ce petit texte pose trois problèmes importants en termes de remontage de danse :

  • « lead to each wall » // aller vers chaque mur: de quels murs parle-t-on ? Qui va vers quel mur exactement ?
  • « First and 3. Men lead up” // hommes 1 et 3 vers le haut : dans une colonne, comment l’homme 3 peut-il monter, et l’homme 2 descendre, sans créer de collision ? Faut-il se croiser ? Comment ?
  • « Turn each others We” // Tournez les dames de l’un l’autre : qui tourne avec qui ? Comment attraper élégamment son contre-partenaire, lorsque tout le monde débute face à son partenaire ?

Sharp

La proposition la plus ancienne est celle de Cecil Sharp, 1922. Je vais la résumer rapidement, ou vous pouvez la voir en vidéo ici.

Les murs : Sharp propose que les couples 1 et 2 se dirigent vers le mur des hommes (les dames suivent leur partenaire à l’aller), les couples 3 et 4 vers le mur des femmes (les hommes suivent leur partenaire à l’aller).

Les hommes 1 et 3 montent : Sharp suppose que le 3 est une erreur et devrait être un 2. Il fait donc aller les couples 1 et 2 vers la Présence, et les couples 3 et 4 vers le bas.

Tourner les dames de l’un l’autre : les hommes 1 et 2 se croisent (le premier se faufilant devant le second) pour tourner respectivement les dames 2 et 1. Idem dans les couples 3 et 4. Cette dernière proposition respecte le texte à la lettre, mais en pratique elle s’avère précipitée.

Bolton

Charles Bolton a fait une proposition différente en 1989. A nouveau, je vous explique rapidement ses choix, et vous pouvez retrouver sa chorégraphie en vidéo.

Tout d’abord, Bolton constate que les couples ne « travaillent » jamais qu’en binôme. Le couple 1 n’interagit qu’avec le couple 2. Les couples 3 et 4 dansent seulement entre eux. Il décide donc de transformer ce longways pour 8 en danse pour 4.

Les murs : les deux hommes vont vers leur mur, suivis par les dames. Le fait de travailler à seulement deux couples simplifie cette problématique. Reste à savoir si « les dames font de même » signifie qu’elles suivent les hommes, ou qu’elles se dirigent vers leur mur à elles.

Les hommes 1 et 3 montent : il n’y a plus d’homme 3 ! Tout le monde va vers la Présence.

Tourner les dames de l’un l’autre : la première diagonale (homme 1 et dame 2) font un tour à deux mains, tandis que l’homme 2 remonte derrière l’homme 1, pour atteindre la dame 1 et tourner avec elle.

Stevens

Avant de vous présenter ma proposition je voudrais encore une fois insister sur ce qui suit. Une reconstruction n’est qu’une hypothèse, basée sur une source imprécise et sur des choix du chorégraphe. Les versions de Bolton et Sharp respectent le texte scrupuleusement et sont 100% valides – la mienne aussi.

Il n’y a pas une version meilleure que l’autre. Je vous invite à les tester toutes les trois, et décider vous-même laquelle vous préférez.

Mon hypothèse tient en quelques mots : John Playford était fatigué lorsqu’il a typographié Parson upon Dorothy. Je m’explique.

Première partie

First two men and last two men hands.
Les 2 premiers hommes, et les deux derniers hommes se prennent la main.

Pourquoi séparer les hommes deux par deux ? Ils forment une ligne, ce serait donc plus logique de dire « les hommes se donnent les mains ». Dans New Bo-Peep, par exemple, Playford indique « We. Go all to the wall » // Les femmes vont toutes vers le mur, pour indiquer que toute la ligne se déplace vers le mur.

Sauf… si les hommes ne sont pas disposés sur une ligne, mais en deux petites lignes de deux hommes. On trouve cette disposition dans Lull Me Beyond Thee : les deux derniers couples sont improper. On garde ça dans un coin de notre tête.

and lead to each wall.
et marchent vers le mur

“Le mur” c’est le côté le plus proche du danseur quand il est face à la Présence. Selon la disposition des couples (longways classique ou derniers couples improper), on verra deux mouvements différents.

we doing the same
Les femmes font de même

Là, enfin, un peu de clarté : les femmes font la même chose que les hommes. Est-ce si clair que ça ? La question se pose de savoir si elles marchent vers le même mur que les hommes (en suivant leur partenaire, donc), ou si elles marchent vers leur mur à elle (en s’écartant de leur partenaire).

change hands and meet all
changer de main et se rencontrer tous

Tous les danseurs font ½ tour (et changent de main)… et « se rencontrent tous ». Pour moi, cela amène une réponse à la question précédente : les femmes s’écartent de leur partenaire. C’est la seule solution qui permet que tout le monde « se rencontre ».

Deuxième partie

First and 3. Men lead up, the other leading down, change hands and lead the Co. way
Le 1er et le 3ème homme marchent vers le haut, les autres marchant vers le bas, changer de main et marcher dans le sens contraire

Vous remarquerez que Playford dit « l’autre » et que j’ai traduit par un pluriel. C’est évidemment (encore) une coquille dans le texte du Dancing Master. Aussi, le texte s’adresse uniquement aux hommes

Comment le 3ème homme peut-il marcher vers le haut, et le 2ème vers le bas ? Ils risquent la collision !

  • Est-ce une autre coquille dans le texte, et le « 3 » devrait se lire « 2 » ? La figure serait alors le pendant exact de la précédente : aller-retour dans le sens des murs, aller-retour dans le sens de la Présence. Ma passion pour la symétrie est assouvie.
  • Les partenaires des couples 2 et 3 doivent-ils se croiser ? Cette idée respecte le début du texte, mais impose que les partenaires des couples 2 et 3 se lâchent la main. Or, le texte dit ensuite de changer de main.
  • Comme souvent, le texte ne s’adresse qu’aux hommes. Cela ne signifie pas du tout que les femmes ne font rien. D’ailleurs, si les hommes sont les seuls à se déplacer, avec qui changeraient-ils de main ?

Comme Cecil Sharp, je pense qu’il s’agit d’une erreur de typographie. Ainsi, il faut lire « 2 » au lieu de « 3 ».

Troisième partie

Turn each others We .| Turn your own :|
Tourner les femmes de l’un l’autre. Tourner la vôtre.

Cecil Sharp, dans sa reconstruction, propose que les hommes se croisent pour aller tourner la dame qui est dans leur diagonale. Cela me paraît précipité et peu naturel comme mouvement. Les danses du DM sont – à mon avis – mieux pensées et construites. C’est là qu’on retrouve notre note mentale de tout à l’heure : les deux derniers couples pourraient être improper.

« OK Sandra, mais ça nous avance à quoi ? », je vous entend déjà répliquer.

Mon idée, c’est que le schéma de disposition des danseurs est fautif. Il ne s’agit pas d’un longways classique, mais d’une disposition à la Lulle me beyond thee, avec les deux derniers couples improper.

Les en-têtes des danses Parson upon Dorothy et Lulle Me beyond thee dans le Dancing Master de John Playford. couples improper longways
Les en-têtes des danses Parson upon Dorothy et Lulle Me beyond thee dans le Dancing Master de John Playford.

Ainsi, le problème des murs se résout facilement. Chacun se dirige vers le mur le plus proche, en tenant son voisin par la main.

Le problème de l’homme 3 qui doit remonter s’explique par une erreur de typographie. Ce sont les hommes 1 et 2 qui remontent vers la Présence, tandis que les homme 3 et 4 descendent.

Enfin, les hommes peuvent tourner les partenaires « de l’un l’autre » comme suit : les hommes 2 et 3 tournent respectivement les dames 3 et 2, leurs voisines. Au retour du déplacement haut-bas, les partenaires des couples 1 et 4 se rapprochent du milieu de la colonne (derrière les couples 2et 3). Ainsi, l’homme 1 et la dame 4 se retrouvent face à face. Idem pour l’homme 4 et la dame 1.

Parson upon Dorothy
Allan Ramsay, Une bergère, vers 1750
Danse 18ème siècle
Allan Ramsay, Une bergère, vers 1750.

Reconstruction de Parson upon Dorothy selon Sandra Stevens (vidéo)

Formation : longways pour 4 couples, les deux derniers sont improper.

Partie    Mesure                Figure

A1          1-4                        Lead up et retour

A2          5-8                        Lead up et retour

B1          1-2                        Hommes ½ et ¾ se donnent la main, marchent vers le mur. Les dames idem

               3-4                        Tout le monde fait ½ tour, change de main et revient en place de départ

B2          5-6                        Les couples 1 et 2 marchent vers la Présence, les 3 et 4 vers le bas

               7-8                        Tout le monde fait ½ tour, change de main et revient vers le centre

Les couples 1 et 4 se séparent et viennent se placer à côté des couples 2 et 3, comme suit:

Présence

H1 H2 D2 D1

D4 D3 H3 D4

C1          1-4                        Tour à deux mains avec la personne en face de soi

C2          5-8                        Retour en place et tour à deux main partenaire

Aux deuxième et troisième reprises, les danseurs font un side et un arm respectivement.

Cette façon de modifier la forme du set (dans le sens de la Présence puis dans le sens des murs) n’est pas inconnue du Dancing Master. En effet, on la retrouve dans Lull Me Beyond Thee (dont la disposition particulière des danseurs a inspiré ma reconstruction) et dans la deuxième figure de Scotch Cap. Ces deux danses sont d’ailleurs présente dans toutes les éditions du DM entre 1651 et 1690.

Conclusion

Vous voyez maintenant comment un même texte peut inspirer des remontages très différents. Je le répète, les trois propositions sont valides, car elles respectent le texte. Je vous invite à tester ces hypothèses en pratique. Vous pourrez ainsi décider quelle version vous préférez, ou même formuler vos propres propositions.

Dans un prochain article, je vous parlerai des deux autres versions de Parson upon Dorothy. Celui-ci est déjà trop long ^^. Merci de m’avoir lue jusqu’au bout, et au plaisir d’échanger avec vous autour de la danse historique !

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