Un cotillon qui fait scandale

Le cotillon peut être la plus gaie ou la plus gênante des danses. Tout dépend avec qui vous la dansez.

S’il est assez simple d’éviter quelqu’un lorsque l’orchestre joue une scottische ou un quadrille, cela devient mission impossible lorsque l’on danse le cotillon. Car, comme j’en ai déjà parlé, au cotillon, c’est la chance qui choisit votre partenaire. Ou la malchance, c’est selon.

Qui ne s’est jamais retrouvé à valser avec Germain le Suant ou Odette Dentelle-qui-gratte à cause d’un cotillon ?

De nos jours, les cotillons sont plutôt courts : une ou deux figures. Alors on prend son mal en patience. Et les apparences ont moins d’importance aujourd’hui. Peu importe si on nous a vu danser avec Denise Pimbêche, qui va nous juger pour ça ?

Mais imaginez les scandales, les réputations qui pouvaient se perdre à cause d’un cotillon au milieu du XIXe siècle !

Au hasard de mes recherches, j’ai trouvé un article de presse qui relate une mésaventure de ce genre.

Sulpice Chevalier dit Gavarni, Un bal à la chaussée d’Antin, entre 1850 et 1866.

Le contexte

Pour bien comprendre les enjeux de la brouille, il faut connaître quelques éléments sur la Belgique des années 1860 et la côte belge. Je sais, on sort un peu du sujet de la danse historique, mais ça vaut le coup, croyez-moi.

Lors de l’indépendance de la Belgique, en 1830, il n’existe pas de partis politiques. Les parlementaires ont bien sûr des tendances, libérales ou catholiques. Cependant, c’est l’« unionisme » (ou « union des oppositions ») qui domine, chaque sensibilité fait des compromis pour lutter ensemble contre l’ennemi commun : Guillaume Ier des Pays-Bas.

La situation de la Belgique devient plus stable sur le plan international au fil des années. Les deux tendances s’opposent alors plus franchement. En 1846, le parti libéral est créé. Le parti catholique, lui, se structure petit à petit entre 1863 et 1867.

Il n’y a alors que deux partis, et la césure est très nette entre eux. Les clans ne se fréquentent pas, ou le moins possible.

Le lieu : Blankenberghe

Ostende est de loin la ville balnéaire la plus célèbre de Belgique. La ville donne son nom à la danse « Ostendaise », qui fut dansée dans le monde entier. Prisée par la famille royale dès 1834, Ostende devient rapidement la ville à la mode. Ce mouvement s’accélère après l’installation du chemin de fer (1839) et la construction d’un Casino-Kursaal (1852).

Et Blankenberghe alors ?

La plage et le Kursaal de Blankenberghe, entre 1890 et 1900.

Blankenberghe, c’est l’outsider de la côte belge. Plus petite, moins développée, elle est toujours en concurrence avec sa grande sœur.

La ville veut rivaliser avec sa voisine. C’est pourquoi elle se dote elle aussi d’un Kursaal (1859). Le chemin de fer arrive à Blankenberghe dès 1863.

Au passage, un Kursaal est un lieu de loisir typique des villes d’eaux. On y trouve en général une salle de bal, une salle de concert ou de théâtre, une salle de jeu et un restaurant.

Le cotillon

Bien, vous avez tout, voici l’article qui nous intéresse :

« Tandis qu’à Ostende la majorité des baigneurs se compose d’étrangers, parmi lesquels dominent les Allemands, à Blankenberghe la société est à peu près exclusivement belge, et, comme dans toutes les villes d’eaux, composées d’éléments très disparates. Or, les lieux de réunion ne sont pas assez nombreux pour que les diverses nuances sociales puissent s’isoler. Comme il leur est difficile aussi de se confondre, attendu qu’en Belgique on se connaît trop, parfois de petits froissements résultent de vanités qui se heurtent et d’amours-propres qui se coudoient.

Tous les soirs on danse au Kursaal, et comme les danseuses n’acceptent que les cavaliers qui leur conviennent, tout va bien, tout alla bien du moins jusqu’au jour où quelqu’un s’avisa malencontreusement d’organiser un cotillon. Aussitôt l’on vit se former deux camps. Des demoiselles qui ne voulaient pas s’exposer à danser avec des inconnus se retirèrent : comme elles appartenaient à des familles catholiques, il y eut des libéraux froissés et pendant huit jours on raconta sur la digue qu’il s’était formé deux camps, une droite et une gauche parmi les danseurs. »

L. Hymans, « Aux bains de mer », La Meuse, 25/08/1865, p.3.

Eugène Clément, Manuel du Cotillon. Nouvelle édition, Ouachée, Paris, 1895, p.60b.
Quelques figures de cotillons avec accessoires spéciaux.

Voilà le nœud du problème. Quand on l’invite à valser, une dame peut toujours refuser poliment. Mais, au cotillon, il faut accepter ce que la Providence vous envoie ! Les danseuses, soucieuses de leur réputation, jouent donc la sécurité, en rentrant chez elles de bonne heure. Et les danseurs en sont vexés.

« La droite pria le Bourgmestre de remettre à sa disposition la salle de l’Hôtel-de-Ville. »

Ibidem

Les Libéraux – enfin, pas tout le parti n’est-ce pas, les danseurs libéraux qui fréquentaient les bals du Kursaal cet été-là. Les danseurs libéraux, donc, souhaitent organiser leur propre bal. Ce bal privé serait, on l’imagine, ouvert uniquement aux personnes jugées « fréquentables ». Mais, le bourgmestre prendrait alors parti dans cette querelle.

 « Le magistrat qui depuis plus de vingt ans dirige les destinées de la commune, eut le bon goût de ne consentir qu’à la condition que la salle serait ouverte à tout le monde. C’était tuer la conspiration dans l’œuf. La presse locale – il y a deux journaux ici, la Vigie et la Plage, – s’occupe de l’affaire et on a failli assister à des échanges de cartes comme à Ostende. – Une quête au profit d’une œuvre de bienfaisance réconcilia les deux partis. Les chefs de droite offrirent le bras aux dames de la gauche pour recueillir les dons des personnes charitables et le cotillon triompha dans le Kursaal pacifié. C’est assez la coutume ici bas. »

Ibidem

Tout est bien qui finit bien !  L’habile bourgmestre se place au-dessus de la querelle. Les deux parties de réconcilient à l’occasion d’un événement caritatif. Et le plus important : tout le monde danse finalement le cotillon dans le Kursaal néo-mauresque de Blankenberghe.

Conclusion

Au 19e siècle, le bal est un lieu pour voir et être vu. Tout comme le théâtre ou l’opéra, c’est un endroit où l’on s’observe, se jauge, se juge les uns les autres. Un geste maladroit suffit à défaire une réputation. La prudence est de mise.

C’est pourquoi les danseuses, surtout célibataires, sont extrêmement pointilleuses sur l’étiquette et sur la sélection de leurs cavaliers. Tout impair pourrait avoir un impact négatif sur leur réputation et leurs possibilités de mariage.

Heureusement que de nos jours, c’est différent!

Laissez un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.