Le pape, le tango et la furlana
« Furlana » ? Qu’est-ce que c’est que ça encore ?
Et bien figurez-vous que c’est la danse qui voulut détrôner le tango. Sans succès, vous vous en doutez. Mais l’histoire est révélatrice de pratiques pas toujours « jojo » chez les journalistes et les professeurs de danse.
On lit souvent que la furlana est la danse du pape. Au moment où j’écris ces lignes, cette information se trouve toujours sur la page Wikipédia « Furlane ». Mais si, en réalité, il s’agissait d’une opération marketing extrêmement bien montée ?
L’histoire d’aujourd’hui commence comme une fable de la Fontaine, et se termine comme une pièce de Feydeau.
Le tango en Europe en 1914
Un mot de contexte pour commencer.
En 1911, le tango arrive à Paris. Ou, pour être exact, quelques Argentins initient de jeunes et riches Parisiens à une danse, qui imite assez mal le véritable tango des maisons closes de Buenos Aires et Montevideo.
Ce tango de fantaisie connaît un succès fulgurant dans la capitale française, et de là, dans le monde entier. Mais sa réputation sulfureuse ne plaît pas à tout le monde. Les franges conservatrices de la population tentent de le faire interdire, et parmi elles, l’Eglise catholique.
Quelques exemples choisis.
A New York
Fin 1913, le cardinal Farley, archevêque de New York, apprend que l’on dansera le tango au bal de charité du Roman Catholic Institute for the Blind – le bal le plus en vue de la saison. Il s’oppose alors publiquement et fermement à la pratique du tango.
Les organisateurs doivent annuler le bal, et les 600 invitations qui vont avec. En effet, d’une part, il est impossible d’organiser le bal sans l’appui de l’Eglise catholique, mais d’autre part, les invités font du chantage : ils ne viendront pas si on ne danse pas le tango.
A Rome
Le 17 janvier 1914, le cardinal-vicaire Basilio Pompilj, éminence de l’administration vaticane, condamne fermement le tango dans une lettre pastorale très véhémente.
Immoral, lascif, offensant, tous les mots (mais uniquement les moins valorisants) sont bons pour qualifier la nouvelle danse à la mode. La lettre est si violente, que le pape Pie X doit l’atténuer avant sa parution.
A Paris
Le cardinal Amette, archevêque de Paris, est si virulent contre le tango qu’il est même attaqué en justice par un professeur de danse en janvier 1914.
Ce ne sont que quelques jalons dans le débat houleux qui secoue l’Europe à l’hiver 1913-1914 : « faut-il danser le tango ? »
Les partisans du tango soutiennent que la danse n’a rien d’indécent. Que la danse est si complexe qu’on ne peut penser à autre chose qu’à ses pieds en la dansant. Et que, de fait, le tango n’est pas plus immoral que la valse ou le boston.
Des danseurs célèbres, comme Irene et Vernon Castle, Joan Sawyer et Maurice Mouvet luttent continuellement pour réhabiliter le tango.
Bref, ambiance électrique à Rome et ailleurs, entre les partisans et les détracteurs de la danse sud-américaine. Toutes les rédactions d’Europe suivent cette affaire de près.
Le déclenchement de l’affaire « furlana »
Le 28 janvier 1914, paraît dans « Le Temps », une lettre de Jean Carrère, écrivain et correspondant de presse à Rome. Cet article raconte une anecdote bien surprenante. [Pour lire l’article en entier, suivez ce lien vers Gallica.]
On y apprend que le pape Pie X a demandé à deux nobles Romains de lui « expliquer et décomposer le pas du tango ». La démonstration faite, la réaction du pape est sans appel :
« – C’est cela, le tango ? demanda Pie X.
– Oui, Sainteté, fut-il répondu.
– Eh bien, les chers enfants, vous ne devez pas beaucoup vous amuser !
Et Pie X manifesta la plus railleuse commisération pour ces infortunés gens du monde, qui, s’ils étaient contraints de danser le tango par pénitence, trouveraient qu’on les traite avec trop de cruauté. »
Jean Carrère, « La ‘furlana’, danse du pape », dans Le Temps, 28 janvier 1914, p.4-5.
Le saint père lève l’interdiction sur le tango. Mais il conseille aux jeunes danseurs une danse beaucoup plus amusante : la « furlana », originaire de Vénétie. L’article indique même ceci :
« Et le pape, tout guilleret, faisait déjà le geste de se lever, comme s’il se disposait à révéler lui-même les harmonieuses évolutions de cette coquette danse. Mais il se ravisa, soit rappelé au souvenir de son auguste mission, soit retenu pas un peu de rhumatisme. »
Idem
Se retenant, le pape demande finalement à l’un de ses serviteurs vénitiens d’enseigner la danse aux jeunes gens.
Cet article est repris le lendemain dans de nombreux journaux francophones et étrangers.
Le 6 février 1914, un article très similaire paraît en Belgique. Le Soir affirme qu’ « une personnalité éminente » des prélats de Belgique a également assisté à une démonstration de tango. Et que là non plus, le prélat n’a pas jugé la danse incorrecte.
Le journaliste finit ainsi: « Attendez-vous maintenant… à voir injurier le « Soir » : c’est la danse préférée de certains Apaches de la presse ». Hé oui, les journalistes ne sont pas tendres entre eux !
Quelques jours plus tard, Jean Carrère enfonce le clou, en affirmant que des « thé-furlanas » (le pendant des « thé-tangos ») auront bientôt lieu à Rome.
La démystification de l’anecdote de la furlana
L’anecdote est sympathique, et bien racontée, seulement… tout est faux !
Dès le 1er février, certains journaux émettent des doutes sur l’authenticité de cette histoire.
Le 9 février, dans un article intitulé « Pour l’histoire du journalisme », M. Fidely explique comment Jean Carrère et le prince de Carini (correspondants de presse à Rome), et l’Académie Pichetti ont monté leur affaire.
L’Académie de danse Pichetti connaissait alors un succès florissant avec ses thé-tangos. Mais, quand le cardinal-vicaire a écrit sa lettre bien sentie contre le tango, les Pichetti ont eu peur de perdre une part importante de leurs revenus.
Carrère et Carini, respectivement journalistes au Temps et au Matin, annoncèrent que, d’ici quinze jours, ils auraient lancé une nouvelle danse. C’est ainsi que deux articles sur la furlana et le pape suffirent à déchaîner les passions dans le monde entier.
Une enquête menée par un autre journaliste révèle que le pape n’a aucun serviteur d’origine vénitienne. L’article de départ donnait aussi, comme référence de poids, le livre de Rafaël Errazuriz Urmeneta Venise, la ville des doges. Urmeneta (1861-1923), ambassadeur chilien auprès du Saint-Siège, a écrit plusieurs livres traitant de l’histoire de Venise et de l’Italie… mais aucun n’évoque la furlana!
Et Fidely de finir :
« Une page de l’histoire du journalisme de notre temps, n’est-ce pas ? Elle montre, au vif, comment se fabriquent des informations fantaisistes, et comment on lance des danses nouvelles ».
M. Fidely, « Pour l’histoire du journalisme », dans La Gazette de Charleroi, 9 février 1914.
Voilà une anecdote qui nous doit servir de leçon, alors que les fausses infos pullulent sur le net !
La furlana, une danse inventée ?
Enrico Pichetti parle de la “La Nuova Furlana” dans son livre La Danza Antica E Moderna . L’homme à la base du scandale – si l’on peut dire, ne démord pas de la version du pape amateur de furlana.
Pichetti se garde bien de donner une description précise de la danse, alors qu’il le fait pour les autres chorégraphies du recueil : une occasion de plus d’inciter le lecteur à suivre les leçons de l’académie Pichetti.
C’est aussi une façon de vendre sa partition avec théorie, sur une musique d’Angelo Caccialupi.
Pichetti affirme que cette danse a été reconstruite sur base d’une danse traditionnelle du Frioul, remontant au 18e siècle.
La furlana allie deux qualités très à la mode à la belle Epoque :
- D’abord, le caractère régional, très apprécié au début du siècle – on se souviendra des chansons de Théodore Botrel, comme La Paimpolaise ou Le mouchoir rouge de Cholet, par exemple.
- Ensuite, la danse est liée au XVIIIe siècle, l’époque des Lumières, très à la mode à l’époque : on essaie de faire revivre le menuet baroque, entre autres.
La furlana tombe donc à point nommé : avatar du tango, avalisée par le pape lui-même (enfin, vous me suivez…), avec un lien régional fort et une référence tout aussi forte au XVIIIe siècle…
« C’est trop beau pour être vrai » ai-je pensé. Je pensais déjà au pavé que j’allais écrire sur l’audace du chorégraphe, prêt à inventer des origines baroques et vénitiennes à sa danse, dans le seul but d’attirer toujours plus d’élèves à ses cours de danse.
La furlana, danse inventée au XXème siècle… ou pas!
Et puis j’ai vérifié.
J’ai dû admettre mon erreur. En effet, j’ai trouvé des traces de la « forlane » (aussi : forlana, furlana, frulina ou friulana), danse nationale du Frioul. Le Frioul est une région d’Italie, à l’Est de la Vénétie. On connaît en général peu la région, car elle fut annexée en 1420 par la puissante Venise.
La forlane connut le succès entre le XVIIe et le XVIIIe siècle – en plein dans l’époque baroque.
Et vous allez rire : cette danse, qu’on essaie en 1914 de faire passer pour une sage alternative au tango trop sensuel, avait une réputation licencieuse à l’époque des Lumières !
D’accord, la furlane, c’est effectivement une danse baroque. Mais Pichetti explique lui-même dans son livre qu’il a repris le nom et « l’esprit » de la danse, mais qu’il l’a fortement adaptée au goût du jour.
En conclusion, Pichetti a récupéré le nom d’une danse baroque – et tant qu’à faire, il en a choisi une spécifiquement italienne, et il a collé une chorégraphie dessus. Car ne nous y trompons pas : la furlana de 1914 n’a rien de commun avec la forlane baroque, si ce n’est son nom.
D’autres descriptions de la furlana
Je n’ai pas (encore ?) trouvé de mention de la pratique de la furlana dans la presse. Mais j’ai trouvé plusieurs partitions et théories (c’est-à-dire, des instructions). Etant donné que tous ces documents datent de 1914 et 1915, force est de constater que la furlana n’a pas eu un succès durable.
Peut-être à cause du déclenchement de la 1e guerre mondiale.
Peut-être parce qu’il ne s’agissait que d’une farce, après tout.
A Londres, en 1914, Walter E. Humphrey et Enrico Pappalardo publient la furlana intitulée « Venittza ». Humphrey revendique l’invention de cette chorégraphie. Cette partition fait clairement référence à la Vénétie, mais rien sur le pape. La papauté n’est sans doute pas une référence si importante pour un livre publié en pays protestant.
La description de Humphrey est reproduite dans F. Leslie Clendenen, Dance Mad, of The Dances of the Day, Arcade Print Co., Saint-Louis, 1914, p.141 : “Furlana”. A la page 143, on trouve aussi “Venetian Rose (La Furlano)”, une chorégraphie de F. Leslie Clendenen lui-même, qui semble surfer (ou espérer surfer) sur la mode de la furlana.
J’ai trouvé neuf autres partitions (à la BNF et à la KBR), toutes publiées en 1914. Celle de Paolo Apria, La vraie Furlana : Célèbre danse vénitienne, Edouard Salabert, Paris, 1914 est la plus intéressante, grâce à la mention : « dite « La danse de notre Saint Père le Pape » parce qu’elle a eu l’honneur d’être préconisée par Sa Sainteté le Pape Pie X ». C’est la seule partition où le pape est nommé.
La dernière partition en date est celle de Manassero, I Balli Moderni : Tango, One Step, Maxixe Brésilienne, Furlana, La Valse Poudrée E Langoureuse, Milan en 1915. Après cela, la furlana tombe dans l’oubli le plus total.
Conclusion
En 1914, le tango connaît un succès démentiel dans le monde occidental. Des voix s’élèvent d’un peu partout pour condamner cette danse lascive et provoquante. Voyant son gagne-pain menacé, un professeur de danse tente de lancer une nouvelle danse : la furlana. Surfant sur la mode du baroque et du régionalisme, il a tout pour réussir mais il lui manque le petit « plus ». Deux amis journalistes lui donnent un coup de main (ou de plume ?) en inventant de toute pièce une histoire rocambolesque, impliquant le pape lui-même. Cette supercherie aurait pu garantir un triomphe à la furlana, si le pot aux roses n’avait pas été dévoilé.
Que faut-il retenir de cette anecdote ?
Il est inutile d’espérer combattre un succès populaire. Le tango connaît un succès durable à partir des années 1910. Ses origines scandaleuses, les multiples condamnations, les lancements en grande pompe de danses rivales, rien ne pourra arrêter cette lame de fond.
Ce n’est que dans les années 1950 que le tango sera détrôné. Le rock’n roll signe alors l’arrêt de mort du tango.
Et bien sûr : ne croyez pas tout ce qu’on vous dit. Vérifier ses sources, il n’y a que ça de vrai !
Sources
Jean Carrère, « La ‘furlana’, danse du pape », dans Le Temps, 28 janvier 1914, p.4-5.
M. Fidely, « Pour l’histoire du journalisme », dans La Gazette de Charleroi, 9 février 1914.
Carlos G. Groppa, The tango in the United States: a history, McFarland & Company, Jefferson, 2004.
Sophie Jacotot, Danser à Paris dans l’Entre-Deux-Guerre. Lieux, pratiques et imaginaires des danses de sociétés des Amériques (1919-1939), Nouveau Monde éditions, Paris, 2013.
Enrico Pichetti, La Danza Antica E Moderna, Editrice Nazionale, Rome, 1914.
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